" En anglais, ils sont les infortunés (the misfortunates), ceux qui n’ont jamais eu de bol et qui ne sont pas prêts d’en avoir… En français, le constat est plus imagé : ils vivent en étant persuadé de la « merditude » des choses, comme si les objets, les gens et tout ce qui nous entourent ne faisaient partie que d’un vaste merdier duquel il serait impossible de s’extraire. Primé à Cannes lors de la Quinzaine des Réalisateurs, le film de Félix Van Groeningen est à l’image de son titre : décalé et poétique (...) Le cinéaste belge réussit le tour de force de mettre en scène la misère humaine et des personnages tous plus sales, exécrables et méchants les uns que les autres avec une humanité débordante. Harmony Korine est certainement passé par là, tout comme les frères Dardenne ou Pialat… En somme, il y a du génie là-dedans et il va falloir s’y faire. Car Félix Van Groeningen est déjà un grand parmi les plus grands…
Au premier coup d’œil, il y a quelque chose de familier dans La merditude des choses. Outre le fait que cette « merditude » nous entoure tous plus ou moins, il y a cet environnement, cette vague esthétique qui brasse en une dizaine de minutes ce que de nombreux cinéastes tentent d’atteindre en plusieurs années de carrière : la beauté déchirante de la simplicité. Flirtant avec une fausse épure cinématographique, révélant une infinie complexité, le film de Felix Van Groeningen évoque dès le départ un cinéma du réel, tout d’abord influencé par le ton cru et austère des frères Dardenne puis doucement, mais sûrement, il s’oriente vers une esthétique bouleversante, celle d’un Gummo d’Harmony Korine, où la déviance devient la norme splendide… Réfléchissant le cadre, la lumière et travaillant sans relâche une palette infinie de couleurs, le cinéaste belge capte en une fraction de seconde l’essence de ses personnages, la force de son récit et la puissance émotionnelle qu’il peut dégager. Trois coups de pédalier et le film s’embarque dans une course haletante. L’histoire de ce sale gosse à la coupe mulet, qui vit chez sa grand-mère avec son père alcoolique et ses trois abrutis d’oncle, est une tragédie de la vie menée de main de maître… Et pourtant, ne cédant jamais aux sirènes du misérabilisme, le cinéaste trouve l’équilibre parfait afin de nous faire aimer éperdument cette famille improbable. Le chômage, l’alcool, l’illettrisme, la violence physique et verbale n’y changent rien, il y a dans ce portrait d’hommes une beauté relevant de l’indicible et comme dans le cinéma de Korine, les actes les plus innommables relayent parfois un écho d’une grande poésie. Ballotées entre divers sentiments, se rapprochant souvent du dégoût, parfois de l’admiration, nos habitudes de spectateur sont dézinguées au profit de ce nouveau regard tendre porté sur ces affreux, sales et méchants. N’essayant pas de trouver des circonstances atténuantes à ses personnages (elles sont évidentes), le cinéaste préfère prendre le recul suffisant pour se prendre au jeu d’aimer les zones d’ombre des hommes qui entourent ce gosse…Après tout, c’est peut-être la seule chose qui les caractérise, alors autant prendre ce qu’on trouve. Car derrière cette image terrifiante de saoulards violents se dissimule des hommes brisés, néanmoins honnêtes et sincères, fidèles à leurs convictions et leur famille. Et de cette famille, tenue tant bien que mal par une des figures maternelles les plus touchantes jamais vues au cinéma, on tire finalement l’essence de la vie d’un homme (le jeune garçon devenu grand et qui raconte son histoire) et la raison de vivre d’une femme… Ce gosse, qui grandit avec certainement les pires modèles masculins que l’on puisse imaginer, conserve en lui humilité, simplicité et bonté et adorant de tout son cœur ceux qui l’ont autant fait souffrir que protégé, recèle en lui les clés d’un épanouissement tardif mais certain auquel nous assistons. C’est simple, évident mais bouleversant.
On ne saurait que trop vous conseiller de découvrir La merditude des choses, certainement l’un des événements cinématographiques de cette fin d’année. Bien loin des canons cinématographiques actuels, cet objet filmique non identifié fait du pied aux plus grands artistes « déviants » de notre décennie tout en s’offrant une dimension populaire inimaginable. Exigeant mais accessible, terrifiant et poétique, violent et attachant, ce merdier fleure bon le très grand cinéma. Comme quoi… "
21/10/2009