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Au jour le jour, de mai 1990 à mars 1991 (il meurt fin décembre), l'écrivain Hervé Guibert filme son quotidien, ravagé par le Sida.
Après son passage sur le plateau télévisé d’Apostrophes pour son livre "À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie", Hervé Guibert se voit proposer de filmer en video, au jour le jour, son combat contre la maladie. De mai 1990 à mars 1991, l'écrivain consigne alors en images la violence d'un quotidien où son corps s'abime et se dérobe. Le document fut diffusé à la télévision en 1992, un mois après sa disparition.
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" ... L’effet de télescopage est sidérant. Quatorze ans séparent La Mort propagande (son premier texte, publié pour la première fois en 1977
" ... L’effet de télescopage est sidérant. Quatorze ans séparent La Mort propagande (son premier texte, publié pour la première fois en 1977 alors que le jeune homme n’a que 22 ans, marqué par Georges Bataille), de La Pudeur ou l’Impudeur, son unique film de réalisateur, tourné seul avec une caméra vidéo prêtée par TF1, durant sa dernière année d’existence. Durant ces années, Guibert s’est beaucoup diversifié, a été photographe, journaliste pour la presse féminine, critique de photo et de cinéma, scénariste de Patrice Chéreau. Il a beaucoup publié, une vingtaine de livres. Mais si la trajectoire est vagabonde, des lignes de force terribles la flêchent, au point que des passages entiers de La Mort propagande pourraient tenir lieu de note d’intention, lyrique, exaltée de La Pudeur ou l’Impudeur.
De l’un à l’autre, pourtant, il s’est produit ce que le jeune écrivain de 22 ans ne pouvait pas du tout anticiper : l’apparition d’une épidémie planétaire, sa propre contamination. La maladie devient le centre de son oeuvre, multiplie par vingt le nombre de ses lecteurs, le propulse, chancelant et décharné, sur les plateaux de télévision. Vient l’agonie qui donne lieu à un film. Pourtant, tout est là, dans le premier récit : “La mort, on la bâillonne, on la censure, on tente de la noyer dans le désinfectant, de l’étouffer dans la glace. Moi je veux lui laisser sa voix puissante et qu’elle chante, diva à travers mon corps.” Le sida est arrivé, a infléchi l’oeuvre, a replié les échafaudages délirants et morbides de La Mort propagande ou Les Chiens (1982), vers le récit autobiographique. L’écriture s’est faite moins cassante, moins froide, plus romanesque, mais le projet – écrire le travail de la mort sur son corps – a préexisté à tout.
En 1977, Hervé Guibert est un jeune journaliste. Né à Saint-Cloud, il a néanmoins grandi en province, à La Rochelle. Revenu s’installer dans la capitale, il a forcé avec audace les portes du journal 20 ans et séduit la puissante rédactrice en chef Agathe Godard. Il a débuté en animant, avec beaucoup d’humour et un peu d’insolence, la rubrique du courrier des lectrices. Très vite, le journalisme devient pour lui l’outil d’une rapide ascension sociale, l’instrument par lequel ce séducteur magnétique aux boucles blondes se constitue un solide réseau amical et professionnel. Pour 20 ans, il fait le portrait d’Isabelle Adjani, qui devient l’une de ses plus proches amies et pour qui il écrira un scénario ; il interviewe Zouc, avec qui il publie aussitôt un livre d’entretiens (Zouc par Zouc, 1978) ; il fait un reportage sur le tournage de La Chair de l’orchidée, le premier film de Chéreau, et réussit à le convaincre d’écrire avec lui son prochain film ; c’est aussi à l’occasion d’un article pour 20 ans qu’il rencontre Régine Deforges, dont il apprécie l’inspiration libertine. C’est elle qui publie La Mort propagande.
Aucune mention sur la couverture ne vient définir cette première oeuvre. Pas un roman, donc. Mais pas non plus une autobiographie (...) Moins le récit d’une vie que la juxtaposition discontinue de sensations très physiques du passé, auxquelles répondent les descriptions d’extases sexuelles, de dragues aux Tuileries ou le détail de patientes auscultations de son propre corps, dont le doigt fouille tous les orifices.
Moins qu’une autobiographie (trop lacunaire, pas assez narratif), plus qu’un autoportrait, La Mort propagande est plutôt une autopsie, une auto-autopsie, opérée de son vivant. Il examine chaque rouage de sa vie corporelle avec curiosité et étonnement, et le détachement clinique alterne avec une exaltation de la puissance organique. L’outrance rejoint parfois l’humour, comme lorsque l’auteur s’hystérise en cadavre : “Dans la nuit du 6 au 7 mars 19…, H. G. fut retrouvé mort, baignant dans son sang au milieu de sa chambre en désordre. La mort le rendait silencieux.” Dans le premier chapitre, une phrase frappe particulièrement le lecteur d’aujourd’hui : “Qui voudra bien produire mon suicide, ce bestseller ?” Le jeune auteur ne connaissait pas encore la réponse. Elle viendra treize ans plus tard : TF1, en la personne de la productrice Pascale Breugnot.
En mars 1990, Guibert publie A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Le livre fait le récit de la découverte de sa séropositivité, à laquelle s’entrelace celui de la disparition de Michel Foucault, son voisin et ami (rebaptisé Muzil), mais aussi celui de son amitié tumultueuse avec une star de cinéma appelée Marine. Entendre Isabelle Adjani, alors victime d’une rumeur selon laquelle elle agoniserait du sida (...) Pascale Breugnot, touchée par le texte, contacte l’écrivain et lui confie une caméra vidéo (...) La Pudeur ou l’Impudeur s’attache à montrer une série de rituels, cadrés en longs plans fixes : la gymnastique matinale maladroite, où Guibert essaie de reproduire des mouvements simples (qu’il commente en voix off d’un bouleversant “Chaque jour, je perds un geste”) ; les rendez-vous chez son médecin ; les séances de kiné filmées comme une pietà ; les visites chez ses deux tantes, Suzanne et Louise, qui peuplaient déjà ses livres.
Suzanne, 95 ans, est impotente. Il l’interroge non sans rudesse sur son désir de continuer à vivre. Lui-même songe au suicide et on sent bien que, devant cette vieille femme qu’il adore, il s’ébahit de son désir inentamé de poursuivre une lutte dont il n’y a pourtant plus grand-chose à attendre. “Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter, Suzanne, pour tes 95 ans ?” Mangeant à la becquée la bouillie que sa garde-malade lui tend, elle répond dans un spasme : “Je voudrais vivre encore un peu.”
Le film est magnifique, insoupçonnable de complaisance, jamais plaintif. A l’époque, certains ont accusé TF1 de voyeurisme, mais l’auteur était seul, et avait toute latitude pour choisir ce qu’il montrait. La stylisation extrême de l’écriture (chaque plan dit à quel point toute sa vie Guibert avait réfléchi au cinéma) invalide ce grief.
Son oeuvre a contribué à remettre le sujet au centre des préoccupations littéraires. L’expression personnelle, la recomposition de sa biographie – genre que vingt ans de Nouveau Roman et de recherches formelles sur le langage avaient stigmatisé – revenaient sous la forme de l’autofiction. Si Guibert n’a jamais explicitement revendiqué l’autofiction, d’autres après lui (Angot, Carrère, Dustan…) s’en sont emparés."
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