" Le fantastique social, répandu dans les drames caractérisés, comme, aussi, dans l’humble traintrain des existences (mais les traintrains connaissent aussi les télescopages), on sait que Simenon en est l'exploitant, le prospecteur, l'ogre, le débitant, le caïd. La question reste ouverte, s’il est ou non un écrivain - un écrivain à plume. En tout cas, même s'il rédige ses romans à l'aide d’une cravate écarlate à pois jaune clair, il nous exhibe une foulée qui n’est pas en peau de banquette. Quel as ! Son trente millième bouquin, Les Inconnus dans la maison vient de fournir à trois hommes remarquables, Henri Georges Clouzot, dialoguiste, Henri Decoin, metteur en scène et Raimu, le canevas d'un film à ce point parfait qu'il donnerait presque l'impression du ratage en sens inverse.
Pourquoi ? Parce que le ratage est souvent (pas toujours) porté par un mouvement de désordre, de coulage et, aussi, de traits authentiques, au moins dans la maladresse, et que Les Inconnus attestent, de leur côté, du côté de la réussite, une aisance telle que les efforts qu’ils motivèrent sont totalement absorbés et digérés par une certitude qui ruisselle de source. On ne retrouvera pas, dans Les Inconnus, l'espèce de gothisme quasiment hiératique des premières scènes de La Piste du Nord, ni le miniaturisme glycériné de La Duchesse.
Mais on goûtera, transposée à merveille, la présence de cette prenante buée de vie qu'établissent les décors et que confirment les propos. On y saluera l’agilité d'un récit filmé qui nous promène vers sa propre fin et celle de notre plaisir avec une autorité sans raideur. Comble d'astuce et d'assurance, cette autorité, sans compromettre le destin de l'ouvrage, parvient à nous mettre dans le coup, tout en nous prenant à témoin des mérites du film.
Par exemple, quand intervient la voix d'un récitant... Cette voix nous commente littéralement à l'oreille les décors et les personnages - et là nous retrouvons l’analogie du chantonnement, à nous personnellement adressé, de l’organe des romanciers au ras des phrases imprimées dans la confidence des livres. Et Raimu, le phénoménal Raimu, quand il se lance, aux Assises, dans un laïus en faveur des stades et des vélodromes, il ne tarde pas à nous prouver, par quelque inflexion plus Raimu que nature, qu'il s'en fout bien, des stades, et des vélodromes...
Les Inconnus retracent l'aventure de quelques adolescents dans une ville de province groupés pour des forfaits théoriques. La bande compte une seule fille, la froide Juliette Faber. Elle a pour père l’avocat Raimu. Un des garçons (André Reybaz) devient son amant. On l'arrêtera pour le meurtre d'un homme que les jeunes gens, conduisant une auto volée, blessèrent et ramenèrent et que Juliette Faber hospitalise dans le grenier de sa maison (...) C’est Raimu qui va défendre le jeune Reybaz, accusé d'avoir tiré (...)
Raimu, dans le rôle de cet avocat qui n'a pas plaidé depuis vingt ans, qui marine dans le bourgogne de son vice, sous une poussière d'atomes funèbres, s'est fait une tête imbibée de pinard comme on en voit aux clients de ces débits strictement vinassiers qu’on trouve à Paris. Le nez gonflé, l'œil suant. Aux Assises, ses silences, pendant le défilé des témoins, mille fois plausibles et pourtant, délicieusement fabriqués, laissent présager le réveil du bougre. En effet, retrouvant l'éloquence d'autrefois, il s’embarque dans une démonstration forcenée, mais qui ne fait que frôler la sincérité, de la responsabilité des parents et des éducateurs dans les turpitudes de la jeunesse. Le moraliste Raimu dépeint cette ville « qui compte cent quatre-vingt-deux bistros et quatre...» Le mot est lâché - pour rimer, sans doute, avec « infidèles »... Un des traits de notre époque est, en effet, d’abolir, sur tous les plans, les distances, et d'ingérer avec tranquillité les astres, les mondes, les monstres, les gros mots. Quand Raimu parle, par exemple, de l'amant de sa fille, ces vocables, décapés de la gangue verbaliste qui jusqu’ici les recouvrait dans la tradition juridique et théâtrale de la conversation, assument un étonnant accent de véracité crue. Oui, notre époque est une époque la gueule ouverte de plain-pied...
Maître Raimu mène si rondement son jeu qu’il démasque à la barre l’auteur du crime, ce pauvre petit frisé de Mouloudji, point encore au point tout à fait pour lutter avec le père de Marius.
Tout ce film est d'un humour, d’un velouté, d'une puissance à nous enchanter. Il m'a semblé que, tout au long de la bande, nous parvenait vaguement, par bouffées, des rumeurs lointaines sonneries de clairon, bruits musicalisé du tram, ou même le fredon des âmes voisines derrière l’épaisseur des murailles, et nous devons remercier le compositeur Manuel pour cette forme à la fois discrète et vivace de participation mélodique."
Audibert, 23/05/1942
Excellent.Raimu tient ce film à lui tout seul. Marcel Pagnol en a fait le meilleur acteur du cinéma français.Il est