" Un film immobile comme une journée bourgeoise, mais grouillant, au fond, de violence politique. Nue, tue, jamais vue, ou presque.
Le quatrième film de Marguerite Duras résume, en son absolu statisme, toute la recherche de l’auteur depuis Le Ravissement de Loi V. Stein, en 1964. Avant ce roman charnière, Marguerite Duras écrivait, écrivait, alignait des mots pour prouver sa connaissance des êtres et pour les faire évoluer. Changer.
Aujourd’hui, la connaissance, la psychologie lui font horreur. Détruire, dit-elle. Détruire la mémoire, la culture, la clarté : « La clarté est une maladie des Français. Ils y croient. Elle est partout. » Ses films, ses derniers livre s'emploient à redéfinir une autre clarté, à partir de zéro. Le rien intégral. Leur table des matières est une table rase où se mêlent plusieurs techniques narratives.
« Détruire, dit-elle », le livre, se présentait comme un scénario, mais le film « Détruire, dit-elle niait le cinéma pour faire entendre une voix neuve, blanche, inclassable. Duras, souvent, change ses livres en films, ses scénarios en pièces de théâtre, et vice versa. Elle revient sur l’un, reprend le thème d'une autre, développe un troisième. Ainsi, « Abahn Sabana David » est devenu Jaune le soleil au cinéma, « la Musica », elle, est restée Musica sur l'écran, tandis que « le Vice-Consul » s’est mué d’une part en Femme du Gange (...) d’autre part en India Song, courte pièce.
Il y a une raison à cela : les histoires classiques, les anecdotes n’intéressent plus Duras. Ne la concernent plus. A quoi bon dès lors inventer de nouveaux thèmes si l'on dispose d’un fonds romanesque bien fourni ? Pour ce Nathalie Granger (...) il fallait une action, afin que le film soit considéré par le Centre national du Cinéma. Alors, Duras a écrit. Un argument très bref : « Je dois dire que je suis assez douée pour cela. Ecrire des prétextes, comme ça. C'est un peu vulgaire, mais tant pis. »
Scénario ? Film ? On va pouvoir comparer, s’étonner des différences, peut-être préférer l'un à l’autre, quoique pour Duras, aimer une « oeuvre » quelconque n’ait plus aucune signification. « Ça fige », explique-t-elle. Adorer, détester, elle s’en moque. A la limite, on pourrait jeter un de ses livres, brûler un de ses films. Ce serait le début d'un travail que chacune de ses œuvres exige, de plus en plus fortement. Au fur et à mesure que son écriture se décante, Duras rejette tout ce qui peut la rattacher à une logique, à un sens privilégié. La Musica (le film) était encore trop entaché de littérature, Détruire, dit-elle mettait en jeu la psychanalyse, « Jaune le soleil », une certaine hystérie politique. Avec Nathalie Granger, avec « l'Amour », on ne sait pas. On ne sait rien.
On assiste seulement à un jeu de regards et de gestes simples, dépouillés, évidents. La façon de montrer une femme dans une passivité qui lui sert d’arme, la manière dont un personnage entre, tel un mutant, dans une pièce grise apparaissent brusquement nouveaux.
« Voir, cela s'apprend », disait naguère Marguerite Duras. Avec elle, on est à l’école du regard théorique et politique. Ce qu'on ressent à la lecture ou à la vision, en fait, c’est de la peur. Une peur panique de ne pas comprendre. Où est-on ? Où sont les points de repère ? Depuis longtemps, Duras a renoncé à la moindre complicité avec le lecteur ou le spectateur. Pour elle, films et romans capitalistes sont le plus grand sottisier des temps modernes. Ils abrutissent, ils endorment, ils droguent. Elle ne supporte plus.
Duras n'a pas attendu Mai 68 pour s'éveiller. Elle a cherché, lutté ; à présent elle observe. Tout ce qu’elle a récemment produit s’articule autour d’un thème unique : la somnolence, la mise en veilleuse, le guet. Ses personnages, d'une certaine manière, sont des hippies en costume de ville. Leur principale aversion se retrouve de film en livre : faire.
« Faire un travail », créer, produire. Inertes, ils ont la force. De dire non. Evitant de s'enfermer dans le confort, ils parlent peu, juste un ou deux mots coupants, une phrase courte, atonale.
Ils sont irrécupérables, ils sont libres. Les femmes de Nathalie Granger ont presque tout oublié (sauf leur sens de l'humour, très sûr), les juifs allemands d' « Abahn Sabana David » aussi. Dans le système, ils forment un grand creux. Une question, en silence.
Ce que vise avant tout Marguerite Duras, c’est proposer un nouveau type de communication entre les êtres. Après, la révolution viendra. Dans un espace redessiné. Par la lutte des classes, peut-être, dont Duras ne parle pas.« II faudrait, pourtant, en parler. La situation actuelle au Chili nous oblige à nous demander s'il ne faut pas quand même en passer par la violence. L'assumer. Tout casser. » Comme le font ses personnages : à la fin de Détruire, dit-elle on brise un piano, une musique de Bach ; avant, dans L’ Amante anglaise, on , perdait une certaine forme de conscience. | Dans Nathalie Granger, l'intrusion d’un représentant en machines à laver qui vient investir la place se fait dans la quiétude apparente. Violence négative, pourrait-on dire.
C'est vrai que la violence, chez Duras, c'est un regard, une esquisse de geste, un chat dont la gueule soudain s'ouvre. Ce n'est pas le sang. « Un film pacifiste, par exemple, dit Marguerite Duras, c’est un film belliciste. Il séduit en montrant l'horreur. » Elle, ne séduit pas. Jamais.
Parce qu'elle nous refuse le moindre charme, parce que ses livres sont abrupts et ses films laconiques, on ironise, on la condamne. Réflexe connu. On lui dit qu'elle n'aime pas le cinéma, qu’il faut cependant qu’elle reste comme ça. En marge.
« Ce que je hais, surtout, c'est l'habileté. » Elle en avait, elle s'ingénie à la cacher. Sous un pessimisme qui va s’accentuant (...) Le représentant visite le salon, le couloir, la chambre. La caméra aussi, derrière lui. La musique, due à Duras (et totalement inepte, selon son auteur), lancine. L’homme, enfin, sort du champ. L'écran devient noir. La lumière se rallume. On n’a rien appris. On croit n'avoir rien appris. En tout cas, maintenant, il est temps pour nous de faire Nathalie Granger.
On est devenu le voyageur de commerce et on se demande pourquoi on est entré dans la maison, pourquoi on a dérangé, insisté, violé la liberté des gens. Alors on a honte. De n'avoir pas saisi plus tôt que tout dans le film était démenti. Le réalisme, l’existence, le cinéma. Nous."
Michel Grisolia, 24/09/73