Il y a des romanciers qui réalisent des films et des cinéastes qui écrivent des romans. Dans la très petite catégorie des premiers d'entre eux, ceux qui ont mené, en parallèle à l'écriture, une véritable activité de cinéastes, Marguerite Duras est assurément la plus productive. Si Jean Cocteau n'a tourné que six longs métrages en trente ans et Alain Robbe-Grillet dix en quarante-quatre ans, Marguerite Donnadieu (son patronyme véritable), née le 4 avril 1914 et disparue le 3 mars 1996, en a tourné quinze en moins de vingt ans. Non compris quatre courts et six scénarios réalisés par d'autres.
Entre 1960 (Hiroshima mon amour, d'Alain Resnais) et 1985 (Les Enfants, son ultime film), il ne se passa pas une année sans que son nom apparaisse sur une couverture ou sur un générique. Liant étroitement ces deux pratiques. adaptant à l'écran ses propres textes ou publiant ses scénarios, elle a élaboré une œuvre parmi les plus personnelles du dernier demi-siècle – rarement une écriture, sur papier ou sur pellicule, a été aussi reconnaissable : il y a une musique Duras, que l'on n'avait jamais entendue auparavant et qui s'est éteinte avec elle. Musique qui n'a pas soulevé que des applaudissements et que l'on a parfois caricaturée, car elle s'y prêtait, mais musique si forte qu'elle résonne encore et que la célébration annoncée du centenaire de son auteur ne manquera pas de faire bientôt de nouveau retentir – déjà plus de dix films et téléfilms autour de son œuvre depuis son décès.
Elle a déjà publié huit romans, depuis 1943, lorsque René Clément adapte Barrage contre le Pacifique (1957), ouvrage autobiographique de facture traditionnelle, que Clément traduit comme tel et dont elle ne s'avouera pas satisfaite (pas plus que de l'adaptation de son roman L'Amant par Jean-Jacques Annaud en 1992). Mais sa vraie rencontre avec le cinéma, c'est grâce à Resnais qu'elle l'opère : le scénario d'Hiroshima et la superbe transposition qu'il réalise la convainc que l'écran peut constituer un univers aussi important que son univers d'écrivain. Elle enchaîne immédiatement l'adaptation, avec Peter Brook, de son roman Moderato cantabile (1960) ; le film, sans avoir les fulgurances d'Hiroshima, constitue un bel équivalent, d'un dépouillement justifié, du texte et vaut à Jeanne Moreau un prix d'interprétation à Cannes la même année.
Le succès appelle le succès et l'année suivante, Une aussi longue absence, dont elle a écrit le scénario pour Henri Colpi, remporte la Palme d'or. ce n'est qu'en 1966, après l'adaptation de Mademoiselle de Jean Genet, réalisée par Tony Richardson, qu'elle se lance et passe derrière la caméra : avec l'aide technique de Paul Seban, elle signe La Musica, d'après sa propre pièce, première rencontre avec Delphine Seyrig.
Le film, sans renier son origine théâtrale, dessine immédiatement les contours du territoire que Duras va constamment explorer : pour faire court, l'intimité, l'amour, la mémoire et l'oubli, le doute, l'ambiguïté. Monde clos, répétitif, dont les personnages, selon les titres, peuvent friser l'insignifiance ou atteindre au sublime, par exemple lorsque Delphine Seyrig incarnera Anne-Marie Stretter. Monde hors du temps, dépourvu de toute préoccupation sociale, ignorant l'époque et fixant ses propres règles, où l'imaginaire règne – certains ont pu y voir des silhouettes sans épaisseur, utilisant une langue littéraire réservée au théâtre, d'autres y ont trouvé des variations bouleversantes sur l'amour et la réalité.
Le clivage entre spectateurs convaincus et spectateurs rétifs, inauguré dès Détruire, dit-elle (1969) ne cessera pas. Il faut reconnaître à l'auteur une belle obstination à ne pas se soucier des formes du cinéma de consommation courante, privilégiant le plan séquence et refusant tout compromis "commercial" dans le déroulement de ses fictions – c'est à Duras que Chantal Akerman empruntera ses partis-pris initiaux de Je, tu, il, elle ou de Jeanne Dielman. D'où, d'un côté l'accusation d'ennui, de l'autre l'admiration de la part de ceux qui ont su aller au-delà des apparences.
Pour chacun de ses films suivants, elle fera appel à une petite troupe d'acteurs, Michael Lonsdale, Catherine Sellers, Jeanne Moreau, Gérard Depardieu, que l'on retrouvera, parfois réunis, parfois solitaires, d'un titre à l'autre, accentuant la cohérence et la continuité de l'ensemble. L'inspiration et la manière sont identiques, quatuor (Détruire, dit-elle), trio (Jaune le soleil, 1971), duo (Nathalie Granger, 1972 ; La Femme du Gange, 1974) ou quintette (India Song, 1975), chaque film est réalisé dans des conditions identiques, noir & blanc, tournage rapide, petite équipe, qui permettent d'échapper aux contraintes économiques habituelles. Il s'agit d'un cinéma à petit budget, rentable même sans succès public, grâce à un cercle suffisant d'amateurs – et au respect qu'il éveille dans les festivals les plus recherchés, Cannes ou Venise. Un cinéma autonome, à l'image des livres que l'auteur publie parallèlement, aux éditions de Minuit, à destination d'un lectorat fidèle (qui grandira brusquement lorsque L'Amant obtiendra le prix Goncourt en 1984).
La trilogie du début des années 70, Jaune le soleil, Nathalie Granger, La Femme du Gange, malgré ses qualités (ainsi la rencontre Lucia Bose-Jeanne Moreau dans le second) ne laissait pas prévoir le coup d'éclat que représenta India Song. Œuvre hybride, pièce de théâtre devenue pièce radiophonique, puis transformée en roman (Le Vice-Consul) et enfin scénarisée, le film, sélectionné à Cannes 1975, Grand prix de l'Académie du cinéma la même année, constitue le premier succès commercial de l'auteur, même sans quitter la catégorie Art & Essai. Il faut reconnaître que l'histoire d'Anne-Marie Stretter, épouse disparue de l'ambassadeur à Calcutta et du vice-consul de Lahore qui lui avait crié son amour un soir de réception, tout en accumulant les signes du mélodrame mondain exotique, les transcendait : l'interprétation de la Seyrig, jamais aussi magnifique depuis Muriel de Resnais (1963), la recréation réussie d'une époque, pourtant réduite à quelques robes et à un décor, une musique envoûtante, signée Carlos d'Alessio, un texte remarquable restitué par des voix jouant sur de multiples niveaux, tout se conjuguait pour atteindre la fascination sous l'artifice.
Fascination renouvelée l'année suivante, lorsque Duras, poussant l'exercice à son extrêmité, reprit la bande sonore d'India Song en la collant telle quelle sur des images différentes, tournées autour et dans une villa en ruines. Avec ses panoramiques et ses travellings incessants, ses plans de pièces détruites et son jardin abandonné, Son nom de Venise dans Calcutta désert, œuvre unique de son espèce, atteint (presque) la même intensité que l'original.
Duras choisit alors de continuer dans l'expérimentation, filmant en miroir un film en train de se faire : Le Camion consiste en une lecture, faite par l'auteur elle-même à un auditeur muet (Depardieu), d'un scénario dans lequel une femme est prise en stop par un routier. Excepté quelques plans d'un camion en marche, l'action se réduit à l'affrontement immobile des deux personnages et à une chaîne de possibilités évoquées à l'aide du conditionnel.
Présenté dans un circuit Art & Essai, comme ses films précédents, Le Camion aurait sans doute trouvé son public. Présenté à Cannes 1977, en compétition officielle, il éveilla ce que l'on appelle, par euphémisme, des mouvements divers chez des spectateurs pour lequel il n'était pas destiné. L'échec n'empêcha pas la cinéste-romancière de persister : après Baxter, Véra Baxter, tourné en même temps (1977), nouvelle variation sur l'amour et la mémoire de l'amour qui évoque son ancienne manière, Le Navire Night (1978), autour du Réseau, système de communication téléphonique pirate alors utilisé, refuse les tentations de l'image. Tout comme les courts métrages qu'elle tourne ensuite en 1979, Césarée, Les Mains négatives, Aurélia Steiner, dans lesquels elle joue à plein la dissociation entre bande-son et images, ponctuant, dans le dernier titre (d'ailleurs bifide : Aurélia Steiner Vancouver et A.S. Melbourne), un travelling descendant la Seine par la lecture de lettres.
On parvient là à une impasse, l'absolu étant atteint avec L'Homme Atlantique (1981) et ses quarante minutes d'écran noir. Difficile d'aller au-delà. Et elle n'essaiera pas. En 1985, Les Enfants, qu'elle coréalise avec Jean Mascolo, son fils, et Jean-Michel Turine, explore une voie encore inédite, celle de la comédie, autour d'un enfant déluré, Alexandre Bougosslavsky, et de comédiens nouveaux dans son univers, André Dussollier et Pierre Arditi – les Cahiers du cinéma y verront même "un grand film comique de notre époque, à la fois 'durassien' et 'tatiesque'".
Désir d'un nouveau territoire, ou d'une nouvelle manière ? On n'en saura pas plus. Elle cesse brusquement de s'intéresser au cinéma, tout au moins en tant que pratique, pour ne se consacrer qu'à l'écriture, une écriture toujours aussi exigeante. Même si, en nombre de spectateurs, son œuvre cinématographique complète n'a pas touché au-delà du cercle des amateurs, son importance n'est pas minime. Elle a tracé un chemin à sa mesure, sans guère d'équivalent dans le cinéma français – sans postérité non plus, ce qui en fait toute la force et l'intérêt.
Lucien Logette