" Pendant une heure et demie, dans la principale gare de Rome, un couple tantôt se querelle et tantôt se réconcilie. Le film se termine par une séparation. Une riche bourgeoise américaine (Jennifer Jones) part retrouver à Philadelphie son mari et sa fillette. Elle quitte pour toujours l'universitaire italo-américain qu’elle aimait. Dans l’exposition d’une tragédie intime, respectant la règle des trois unités, s'affirme, une fois de plus, la maîtrise du réalisateur De Sica et du scénariste Zavattini. Le milieu, les héros, la situation sont définis sans qu’une parole (ou presque) soit prononcée. Chaque touche, brève et concise, est empreinte de la retenue pudique qui fit le prix inestimable de Miracle à Milan ou du Voleur de bicyclette. Puis le fil tendu se casse brusquement. Les amants s’isolent dans une salle du Buffet pour se raconter leurs amours. Mais leurs paroles (subtilement dialoguées par l’Américain Truman Capote) n’ont aucun rapport vrai avec l’amour.
La réalité italienne de la Stazione termini est devenu le décor arbitraire d’une fiction hollywodienne. L'aventure ne modifierait en rien son cours artificiel si elle se transportait brusquement dans un vaporetto de Venise, sur la piste striable de Saint-Moritz, dans un grand magasin de Londres, dans un palace de Cannes ou sur l'aérodrome de Chicago.
Sitôt que devient apparent le disparate foncier entre l’aventure sentimentale et son décor, les notations néo-réalistes deviennent moins authentiques. Le monsieur qui aborde les femmes, les carabiniers en grande tenue, les ecclésiastiques anglo-saxons, les porteurs précédés par leurs futiles clientes perdent leur vérité pour paraître tics ou trucs. Les péripéties dramatiques sonnent elles-mêmes faux. Nous trouvons grandiloquente la locomotive qui manque d'écraser le héros. Nous n’arrivons pas à croire qu’un professeur d’Université et une dame américaine mûrissante et cossue puissent être, en Italie, menacés d’un procès parce qu’ils se sont embrassés dans un wagon vide...
Une brillante exposition, la chaleur humaine que dépeint le court épisode où l'Américaine prend en pitié une famille de chômeurs, tout cela ne suffit pas à empêcher notre déception. Si ce film américain réalisé en Italie était l’oeuvre d’un artisan hollywoodien, d’un Borzage ou d’un Henry King, nous aurions été moins exigeants. Mais le film est signé par les deux plus grands cinéastes italiens. Le thème de la solitude (relative) des amants perdus dans la foule pouvait situer l’œuvre dans le cycle admirable qui va de Sciuscia à Umberto D. Mais si on le compare à ces quatre films, Terminal station s’en trouve écrasé. Quelle est la raison de cet échec ?
Dans l’excellent film anglais Brève rencontre, deux amants se séparaient pareillement, dans une gare où ils se trouvaient pareillement solitaires. Mais les bavardages d'un cheminot, de la tenancière du buffet, d’une provinciale cancanière pouvaient rester formellement en dehors de l'intrigue ; ils y participaient pourtant par un contrepoint caractérisant socialement l'aventure et ses héros. De Sica refusa jadis de confier le rôle du Voleur de bicyclette à Cary Grant. Terminal station aurait pu être un grand film et il a été gâché par l’exigence du producteur Dave Selznick imposant sa femme Jennifer Jones comme une vedette devant obligatoirement occuper l’écran, en gros plan, pendant la moitié de la projection. Une combinaison financière cosmopolite a gâché l’entreprise dès son départ. La réussite eût été plus aisée en situant des héros italiens dans une gare italienne. Et si l’on choisissait des héros américains, il n’était pas possible d’escamoter le problème que pose, dans l’Italie de 1933, la présence de très nombreux militaires yankees. Parce que cette réalité ne fut pas abordée avec ce courage (comme Rossellini, en 1946, dans Païsa), la foule romaine de la Station terminus parait incompréhensiblement hostile à un couple sympathique. La bonté faisait le prix de Sciuscia ou d’Umberto D. On croit, ici, à une méchanceté gratuite... Qui ne se trompe pas ? Les erreurs de Terminal station n’ôtent rien à l’admiration et à la reconnaissance que nous portons tous à De Sica, dont la noble personnalité et l’immense talent dominent toute une part du cinéma d’après guerre. L’autorité dont il jouit en France, était encore attestés, la semaine dernière, par les déclarations de quelques-uns de nos plus grands cinéastes. En prenant parti pour les films nationaux, ils se référaient presque tous à une déclaration commune signée jadis par De Sica et son ami René Clair.
II est important, il est capital, que se soient accordés dans nos colonnes plusieurs hommes de formations très différentes, pour estimer, avec H.-G. Clouzot, qu’il faut « sauvegarder dans chaque oeuvre le respect d'un style national », et, avec René Clair, que les coproductions ne doivent pas menacer « l’authenticité et l'originalité des oeuvres, cinématographiques ».
On peut donc penser que la majorité de nos cinéastes contre-signeraient, en 1953, ces lignes écrites, il y a quinze ans, par Jean Renoir : « Je sais que je suis Français, et que je dois travailler dans un sens absolument national. Je sais aussi que, ce faisant... je puis toucher les autres nations, et faire oeuvre d'internationalisme. » ..."
Georges Sadoul, 15/05/1953
Superbe réalisation, éblouissante de virtuosité.