Né à Paris le 18 août 1906 (il a longtemps préféré donner 1909 comme année de naissance) et disparu le le 31 octobre 1996, il débuta très jeune grâce à Françoise Rosay qui lui présente son mari, le réalisateur Jacques Feyder, auprès duquel Carné, dit-il, a "tout appris". Brièvement critique cinématographique (pour Ciné-Magazine), assistant (Le Grand jeu-1933, La Kermesse héroïque-1935, de Feyder), réalisateur d'un court métrage qui fit date (Nogent, Eldorado du dimanche, tourné en amateur), Carné fut recommandé par le couple pour mettre en scène Jenny (1936) interprété par Françoise Rosay.
Il n'a que 29 ans quand il rencontre très vite un immense succès, en 1938, avec Le Quai des Brumes (Gabin, Morgan, Brasseur) alors que la plupart des cinéastes doivent alors attendre 40 ans pour entrer dans le système. Sa notoriété, son exigence technique et son goût pour les grands comédiens lui valent rapidement de signer quelques un des films phares du cinéma français des années 30 et 40, en particulier Les Visiteurs du soir, fable médiévale qui, tournée sous l'occupation, prit valeur de symbolique d'un manifeste de résistance à l'ennemi ; ou encore, au lendemain de la guerre, Les Portes de la nuit, sa dernière collaboration avec Prévert, qui fut un échec et qu'on critiqua de tous côtés.
La carrière de Carné se déroula, dès lors, en dents de scie. Irrascible, réfugié derrière ses succès passés, le cinéaste campa sur des positions qui dévitalisèrent peu à peu son cinéma. Sa mise en scène est de plus en plus figée, pesamment technique et standardisée et ses efforts d'originalité (l'envie marquée d'aborder le fantastique, via Juliette ou la clé des songes, La Merveilleuse visite...) se soldent par des résultats peu convaincants.
Son retour au box office, avec Les Tricheurs est symbolisé par un film qui semble suivre une mode au lieu de la précéder. Le Carné frondeur du Quai des brumes et du Jour se lève semble dilué dans la préoccupation de préserver son statut de cinéaste honoré. Et lorsque Carné cherche à capter l'air du temps (Terrain vague, Du mouron pour les petits oiseaux, Les Assassins de l'ordre avec Jacques Brel), sa signature n'amène aucune nouvelle dimension à des oeuvres qui auraient pu tout aussi bien être filmées par André Cayatte ou Georges Lautner.
Avec le temps, Carné retrouva de nombreux défenseurs. Mais avec une certaine cruauté en échange, car il fut constamment distingué dans les dernières années de sa vie alors qu'on lui refusait toute aide pour financer de nouveaux projets. Son dernier film, Mouche (1993) avec Virginie Ledoyen et Wadeck Stanczak, s'arrêta net après quelques jours de tournage.
Statufié de son vivant, Carné aura connu une fin de carrière malheureuse. Mais Claude Sautet ne cessa de louer Le Jour se lève comme un de ses films fétiches ; Eric Rohmer racontait volontiers que son amour de filmer Paris se nourrissait notamment de l'amour même que Carné avait mis à mettre en scène la ville dans ses films. Le critique Michel Perez lui consacra un livre-clé et de nouvelles études remettent le cinéaste au premier plan, tel l'indispensable "Marcel Carné et l'âge d'or du cinéma français 1929-1945" d'Edward Baron Turk (Ed. L'harmattan).
Enfin, Carné fut, on ne le dit peut être pas assez, un cinéaste qui sut transcender l'image des acteurs qui passaient sous sa caméra : Gabin montre une fragilité inédite dans Le Quai des brumes ; Arletty transformée en riche épouse dans Les Enfants du paradis est inoubliable et n'offrira jamais un tel visage dans aucun autre film... et même si Carné a axé Thérèse Raquin autour des figures masculines, c'est Simone Signoret qui est extraordinaire, comme Annie Girardot qui arrive, in extremis, à se sortir d'un pesant dispositif et à instiller un peu de vie à 3 chambres dans Manhattan... Comme si Carné avait envie de filmer les femmes, et les hommes lorsque, brusquement, ils se montraient plus féminins que prévus. C'est encore ce Carné-là qui, presque seul contre tous, défendit Fassbinder alors qu'il était président du jury du festival de Venise en 1982, afin de lui attribuer un prix pour Querelle. "L'avenir est aux créateurs", écrivait-il, déjà, en 1929.
Philippe Piazzo