1955 Je monte à bord de la Calypso, le bateau du commandant Cousteau. Mon père vient d’accoster après avoir filmé sous les mers
Le Monde du silence.
1956 Je fais de la figuration dans les ruelles et les escaliers de Montmartre : mon père filme Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse. La Cité des artistes est envahie de ballons rouges. Pendant l’été, nous suivons mon père à Belgrade sur le tournage de Michel Strogoff, avec Curd Jürgens. Mon père quitte le parti communiste à la suite de l’occupation de Budapest par l’Armée rouge.
1957 Dans la cave 165 du bâtiment C, au fond de la Cité, je prête serment, avec mes deux frères d’élection, Coyote et Baptiste : nous devenons la Bande des coyotes et nous ne nous quittons plus jusqu’à ce jour.
1959 Première « mise en scène » avec une vraie caméra prêtée par mon père mais sans pellicule. C’est pendant le tournage d’Histoire d’un poisson rouge d’Edmond Séchan, qui se passe en partie dans la Cité. Je « filme » mes sœurs déguisées pour de terribles mélodrames. Mon père cadre les rues de Nevers pour Hiroshima mon amour. Il admire Alain Resnais.
1961 Mon père m’interdit de participer aux manifestations contre la guerre d’Algérie. Il y aura 9 morts à Charonne quelques mois plus tard. Il me donne à lire La Question, livre censuré d’Henri Alleg sur la torture en Algérie.
Les mômes de la Cité grimpent sur le toit de l’immeuble pour guetter les parachutistes qui menacent de sauter sur Paris, comme l’annonce le Premier ministre Michel Debré à la radio. On écrit OAS=SS àlacraiesur tous les murs de la Cité. Les commissariats du 18è arrondissement sont entourés de sacs de sable. La police patrouille à Barbès, mitraillettes à la main.
1962 Premier petit film muet avec pellicule 8mm. On voit Coyote déguisé en bourgeoise à voilette entrer dans une agence de pompes funèbres où est inscrit « Deuil en 24 heures ». Il veut faire assassiner Baptiste, son mari. Coyote et Baptiste portent aussi une immense scie et se dirigent vers la tour Eiffel. Coyote avec des ailes d’ange au sommet de la colonne du génie de la Bastille... C’est confus et un peu obscur.
Ma mère assure les costumes et l’habillage : cornettes, soutanes, hauts de forme... Elle s’occupe aussi de la cantine et du goûter. Jacques Higelin et Areski Belkacem improvisent la musique en regardant l’écran.
Été. Voyage avec les Jeunesses communistes en RDA. Socialisme réel : une épreuve... Mais découverte de M Le Maudit.
1963 à 1966 Je réalise une série de films en Bretagne pendant toutes les vacances scolaires. Caméra Pathé-webo à tourelle, moteur à ressort, pellicule 16mm. Nous enchaînons film d’horreur, film d’amour... Coyote en assassin... Baptiste en amoureux... Ma sœur en postière...
1967 Premières commandes. Premiers contrats. Deux films pour l’ORTF (Télévision publique) : L’Exclu avec Coyote et Baptiste entourés de 3000 assiettes. Ils décident soudain de tout casser au son d’une engueulade paternelle.
Ibizarre, avec Baptiste qui court dans Ibiza sur une musique d’Higelin. Il finit par laisser filer un rouleau de papier toilette, imité par toutes les familles des passagers, qui accompagnent ainsi le paquebot quittant le port. Ces deux films sont déprogrammés, interdits, censurés sur ordre du ministère de l’Information. L’Exclu est détruit. Nous sauvons une copie de Ibizarre.
La Boîte, court-métrage avec mes sœurs et Jacques Higelin dans le rôle principal.
Je milite dans un groupe d’extrême gauche, la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire, dirigé par Alain Krivine et Henri Weber). Nous ne voulons pas la paix au Vietnam, mais la victoire des Viêt-Cong, la défaite des Américains, le départ du général de Gaulle. Je suis exclu du lycée Condorcet pour activité politique. Ma mère tient tête aux autorités : ministre, recteur, proviseur, censeur, directeur de l’ORTF...
1968 Mars. Je suis interviewé par Marguerite Duras pour l’émission « Dim Dam Dom » sur la Deuxième chaîne : « Pourquoi fait-on de la politique à 16 ans ? »
Avril. On crée les CAL (Comités d’action lycéens) avec Michel Recanati. J’en deviens le dirigeant. Je délaisse un peu la caméra.
Mai. On se retrouve tous sur la première barricade. Père, mère, sœurs, Coyote, Baptiste et mes nouveaux complices de CAL, Olive, Alain, Nicolas. Je confie la caméra à mon père, il filme l’assaut du 10 mai rue Gay Lussac. Responsable des « États généraux du Cinéma » au nom de la CGT, il se fâche avec les producteurs, les communistes, les hésitants... avec tout le monde.
1969 De la révolte à la révolution : notre histoire, des premières réunions des Comités Vietnam Lycéens aux barricades de 1968. Avec Michel Recanati, les parents, les sœurs, Coyote et Baptiste. Mais malgré l’aide de la famille et de Godard, j’abandonne ce projet qui devient trop cher.
Et je milite, et je suis au lycée Voltaire... Nous constituons des équipes de tournage pour suivre la campagne électorale d’Alain Krivine. Manifs et meetings. Pour remplacer le film militant attendu, j’imagine une parodie de publicité avec Coline Serreau dénigrant la poêle Tefal – une charge contre la consommation et la télévision...
1970 J’abandonne mes études au milieu de la classe de première. Je commence à travailler comme assistant opérateur, puis en parallèle comme assistant réalisateur sur les documentaires prestigieux que réalise Robert Menegoz. Confiance totale, énormes moyens. Coyote et Baptiste font partie de l’équipe. Et de ce jour, nous avons toujours vécu en travaillant tous les trois dans le cinéma. Coyote, ensemblier, accessoiriste, effets spéciaux. Baptiste, chef décorateur.
1971 Mon père quitte le cinéma. Il a 40 ans, j’en ai 20.
1973 Ma mère signe la pétition des « 343 salopes » pour la légalisation de l’avortement. Elle participe au MLF et s’investit dans le planning familial.
1974 Je quitte le militantisme et décide de me mettre sérieusement au travail. Je deviens assistant réalisateur sur les longs-métrages de Chantal Akerman, Jacques Deray, Roman Polanski, Jean-Luc Godard.
1978 Plus aucune nouvelle de mon meilleur ami Michel Recanati. J’entreprends des recherches dans toutes les directions, dans plusieurs pays...
1980 Le Père Goupil. Court-métrage à la demande de Jean-Luc Godard. Il sera projeté avant Sauve qui peut la vie. Mon père y raconte son exil en Bretagne, sa vie de cameraman et sa décision d’arrêter. Il livre ses réflexions sur le cinéma, l’engagement, la mort...
1981 Coluche président. Un film de propagande. Mon seul vrai film « engagé ». La magnifique et dérisoire campagne pour la présidentielle de 1981.
J’apprends la mort de Michel Recanati. Je rassemble toutes les images d’archives et de fiction, tous les films tournés avec Coyote et Baptiste... Et je décide de raconter son histoire, notre histoire. Ce sera Mourir à 30 ans.
1982 Sortie de Mourir à 30 ans. La mort désirée. On voit la Cité, ma grand-mère, Coyote, Baptiste, Michel, Olive, Alain, Nicolas, mes sœurs, mes fiancées. Henri Weber répond à toutes mes interrogations. Le film est Caméra d’or au Festival de Cannes. Il remportera aussi le prix de la jeunesse, et le César de la première œuvre en 1983.
1983 La Java des ombres. La mort suscitée. Coyote et Baptiste participent au film comme techniciens. Olive, Alain et Nicolas jouent des inspecteurs de police. Naissance de ma première fille, Clémence.
1986 Madame Lita. Court-métrage sur ma grand-mère, sur la Cité, sur la spécialiste mondiale des doublages de perroquet. Elle répète : « Jacquot veut un biscuit » devant ma fille Clémence émerveillée.
1987 Je sais pas... Je sais pas. Second court-métrage sur mon père. Son élevage vient d’être ravagé par une tempête. Il est sonné, perdu. On parle du destin, des rêves, et de la mort, encore.
Avignon lieux et publics. Document sur les 40 ans du Festival d’Avignon. Refusé par l’INA à cause d’un très long plan silencieux. Je ne cède pas. Le film est diffusé tard dans la nuit.
1989 Je me souviens pas. Film de commande pour l’inauguration de l’Arche de la Défense. Produit par ma sœur. Refusé dans un premier temps par les commanditaires. Je m’oppose aux coupes demandées. En fin de compte, il sera projeté.
Maman. Long-métrage. Demandé par Anémone, écrit pour Anémone, joué par Anémone...
1992 Lettre pour L... Film pour Arte. La mort imposée. Dédié à mes amours : L... et Elle affrontent une maladie incurable. Injuste mais inéluctable. Toutes les projections du film se transforment en meeting. C’est violent, déterminé, combatif.
Sarajevo, c’est la guerre. Comment est-il possible que l’abominable se reproduise au cœur de l’Europe ?
1993 Lettre pour L... est sélectionné pour le Festival de Venise. Première mondiale au Lido !
1994 Sarajevo. La ville est toujours en état de siège. Je rencontre Sanda. J’en tombe amoureux. J’ai donc maintenant une nombreuse famille en Bosnie, cousins, oncles, tantes, et Faja, ma belle-mère communiste. Elle regrette Tito, le socialisme et peste contre ces temps barbares.
1995 Sa vie à elle. Pour Arte. Une lycéenne décide de porter le voile. Elle est exclue mais... soudain l’enlève sans plus d’explications ni à sa famille ni à l’administration.
1996 Naissance de Jules.
1997 Immense mobilisation des cinéastes pour la régularisation des sans-papiers, suite à l’appel de Pascale Ferran et Arnaud Desplechin.
1998 A mort la mort. La mort refusée. Un film sur ce que nous avons tous en commun et que nous partageons le moins. Ma façon de parler de la mort c’est de ne pas la prendre trop au sérieux, mais de m’intéresser sérieusement aux femmes.
1999 Naissance d’Emma. A mort la mort est projeté en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.
2002 Une pure coïncidence. L’organisation d’un casse contre la mafia chinoise qui exploite l’immigration clandestine. Avec Coyote, Baptiste, Olive, Alain et Nicolas. En décor principal, la Cité. En rôles secondaires, Clémence, Jules, Emma, Sanda... Le film est sélectionné par la Quinzaine des réalisateurs à Cannes.
2004 Quotidien Bagdad quotidien. Documentaire pour Arte. Enfin la voix des Irakiens et j’observe les soubresauts de la difficile démocratisation après l’intervention de la coalition.
2007 Higelin Baladin Bataclan et Higelin en chemin. Deux documentaires pour France 3, où l’on suit le parcours du chanteur Jacques Higelin, son amitié avec mon père. Avec des extraits de La Boîte, tourné vingt ans auparavant.
Gustave Courbet, les origines de son monde pour Arte. Un des seuls films où il n’y a ni ma grand-mère, ni mon père, ni aucun copain, ni la Cité, ni la Bretagne... Je fais tout de même la voix off.
2010 Les Mains en l’air. Un long-métrage sur une révolte d’enfants. Inspiré de la bande des Coyotes et de la mobilisation pour les sans-papiers. Le film est tourné dans la Cité, dans mon ancienne école communale, dans les rues du 18è arrondissement. Et dans la maison de Bretagne. Je joue le père, Valeria Bruni Tedeschi est ma jolie femme. Clémence, Jules et Emma ont chacun un rôle. Sanda est habilleuse. Le film sort au Festival de Cannes. Il remportera le grand prix au Festival des juniors des Mureaux, en 2012.
2011 La Défaite dépasse toutes nos espérances. Ce film ne verra pas le jour, à cause du refus de l’acteur principal envisagé, unique et désiré. Je renonce. Ce choc donne lieu à l’écriture des Jours venus. On retrouve la Cité, la Bretagne, le père, la mère, les sœurs, Elle, Clémence, Jules, Emma, la mort, l’argent, la productrice, la banquière et les demoiselles.
Romain Goupil