Avec plus de 50 films tournés entre 1927 et 1962, Yasujiro Ozu a signé une œuvre aussi pléthorique qu’intemporelle, où les événements particuliers revêtent une valeur de parabole universelle. Cinéaste du quotidien, de la famille et des relations entre les générations, le Japonais a traversé les époques, les technologies et les genres : du parlant au muet, du noir et blanc à la couleur, du minimaliste au spectaculaire. Du polar (Femmes et voyous), aux drames familiaux et conjugaux (Une femme dans le vent, Voyage à Tokyo, Printemps tardif), en passant par la comédie nostalgique (Dernier caprice), jusqu’à son ultime chef d’œuvre Le Goût du saké, rétrospective en 13 films de l’œuvre de Yasujiro Ozu.

C’est en allant voir un film de sabre avec Matsunosuke Onoe, la star de l’époque, que le jeune Yasujiro Ozu découvre l’art de son siècle. Sa fascination pour Civilisation de Thomas H. Ince (1916), ses lettres de fan envoyées à l’actrice hollywoodienne Pearl White et la création de son groupe d’études cinématographiques - l’Egypt Club - vont peu à peu transformer une obsession infantile en un véritable sacerdoce. Décision est prise : à la sortie de l’école, Ozu doit faire du cinéma son métier.
Malgré la désapprobation de son père, le jeune homme parvient à rejoindre la compagnie Shochiku. Se faisant embaucher comme assistant opérateur, il loue un appartement à proximité des studios, à Kamata, et s’installe en colocation avec plusieurs jeunes assistants, notamment le futur cinéaste Hiroshi Shimizu. Les bas salaires et les tâches subalternes n’ont pas raison de leur passion pour le cinéma. A peine le travail terminé, les colocataires se précipitent dans les salles obscures et parlent mise en scène des heures durant lors de débats enflammés. Après plusieurs expériences plus ou moins valorisantes, Ozu est propulsé assistant d’un metteur en scène défavorablement connu pour déserter le plateau de ses propres tournages. Ce qui représente le calvaire de tout grouillot pressuré par les délais intenables devient ici une bénédiction pour Ozu qui se forme sur le tas en remplaçant le réalisateur au pied-levé.

Président tyrannique de la compagnie, Shiro Kido est toutefois capable d’une grande hauteur de vue lorsqu’il s’agit de repérer les meilleurs éléments de ses effectifs. Il offre au jeune assistant zélé l’opportunité de tourner une œuvre de commande d’ambiance historique : La Lame du pénitent. Le résultat s’avère décevant : « Je n’avais pas l’impression de voir mon propre travail » déclare amèrement le jeune réalisateur. Plutôt que des films d’action en chignon, Ozu opte pour un resserrement sur le quotidien. D’abord peu remarquées, ses réalisations finissent par intéresser les journaux spécialisés et intègrent le classement annuel de la prestigieuse revue Kinema Jumpo. Ainsi, Les Gosses de Tokyo (1932) Cœur capricieux (1933) et Herbes flottantes (1934) sont successivement sacrés meilleurs films de l’année.
« Le cinéma est affaire de sensibilité, pas de grammaire »
Yasujiro Ozu commence à développer un style personnel, mais il se méfie de l’avancée trop rapide de la technologie. Prenant ses distances avec l’enthousiasme de ses contemporains, pressés d’en finir avec les archaïsmes du cinéma japonais d’alors, Ozu craint l’innovation et son premier parlant (Le Fils unique, 1936) arrive relativement tard. Son appréhension vis-à-vis de la technique s’explique par l’influence néfaste qu’elle exercerait sur la création, son arrivée coïncidant fatalement avec celle d’une nouvelle grammaire cinématographique que nul n’oserait remettre en question. On associe souvent Ozu à une mise en scène millimétrée où chaque angle et chaque transition sont présentés comme le fruit d’un savant calcul. Or, rejetant le principe de la règle absolue qui aseptise et uniformise la mise en scène, il est un casseur de codes. Dans un essai écrit pour la revue Geijitsu Shincho en 1959, il se désole même de voir de tous jeunes réalisateurs, frais émoulus de l’école, corrompre leur sensibilité cinématographique sous l’impulsion d’une grammaire préétablie. Les confrères d’Ozu trouvent perturbante sa gestion du champ-contrechamp. Chez lui, la règle des 180° est allégrement transgressée ; refusant de se soumettre aux obliques et aux diagonales, la caméra outrepasse systématiquement la ligne invisible entre la droite et la gauche. Les personnages se font ainsi face en semblant regarder dans la même direction.

Toutefois, Ozu est un enfant des studios et n’a jamais envisagé sa carrière en dehors de l’industrie, contrairement à Hiroshi Shimizu qui sautera sur la première occasion pour passer en indépendant. Ozu fait des films qui coûtent peu et rapportent beaucoup. Lorsqu’il se comparait à un « fabricant de tofu, qui ne sait bien faire que du tofu », il évoquait, certes, le caractère interchangeable de ses sujets, mais il se voyait aussi comme un artisan exploitant toutes les possibilités de son savoir-faire sans avoir à déléguer entièrement son travail à l’exactitude de l’objectif. A l’ère de la reproductibilité technique, l’art cinématographique peut se plier à la loi du marché, mais ne doit jamais s’enfermer dans ses propres règles grammaticales. Plus tard vilipendé par les cinéastes de la Nouvelle Vague japonaise (avant une réhabilitation méritée), Ozu n'a pourtant pas attendu que le cinéma entre dans l’âge moderne pour créer son propre univers visuel et cognitif construit sur une série de variations et de répétitions. La littérature et la peinture avaient déjà connu des bouleversements similaires dans le courant du siècle, le cinématographe, malgré sa jeunesse, ne doit pas faire du style une question de technique, mais de vision.
Lors de la guerre, Ozu est mobilisé le 10 septembre 1937, après avoir terminé le scénario d’Il était un père. Caporal d’infanterie dans la Garde impériale, il participe à plusieurs batailles avant d’être démobilisé dix mois plus tard, reprenant de fait ses activités professionnelles dans un contexte peu propice à la créativité. Ainsi, son scénario du Goût du riz au thé vert est refusé par les autorités. La censure trouve inconvenant le choix de ne pas faire manger du riz rouge (le riz au thé vert étant devenu un plat de luxe en raison des restrictions) à son couple de personnages alors que le mari doit partir à la guerre. Le film ne sera tourné qu’en 1953 et le départ pour le front se transformera en un simple voyage d’affaires. Au début des années 1940, Ozu est envoyé à Singapour afin de servir les commandes des autorités. Il doit ainsi tourner, sans la moindre conviction, des films de propagande qu’il laissera volontairement inachevés en attendant une défaite inéluctable.

Rapatrié à la fin du conflit, il revient à la réalisation avec Récit d’un propriétaire (1947) et renoue avec le succès grâce à Printemps tardif (1949). Avec l’aide de son scénariste fétiche Kogo Noda, il dessine, film après film, un portrait des relations affectives et conflictuelles entre les sexes et les générations. Voyage à Tokyo (1953), son plus connu, inscrit la désintégration de la famille japonaise traditionnelle à travers l’évolution des rapports entre parents et enfants. Fleurs d’équinoxe (1958), premier film en couleur, marque les rapports tendus entre un patriarche autoritaire et ses filles. Tourné exceptionnellement en CinémaScope, Herbes Flottantes (1959) est la chronique d’un passé pas si ancien où les enfants paient les erreurs de leurs géniteurs. Dans Bonjour (1959), le langage est au cœur du conflit.
Chez Ozu, l’usage de la langue relève souvent d’une démarche antinaturelle qui s’interdit toutefois le bon mot. Elle est comme un masque dissimulant les sentiments des personnages à travers une succession de descriptions d’une évidente banalité. C’est en réaction à cette hypocrisie que les personnages principaux – deux espiègles garçonnets - vont entamer une grève de la parole. Fin d’automne (1960) est un drame sans larmes tournant autour de la question du mariage arrangé et de l’émancipation. Le Goût du saké (1962), dernier film du maître, nous montre un Japon dévitalisé par la défaite où un père veuf (l’inévitable et attachant Chishu Ryu) prend conscience de la nécessité de marier sa fille avant de devenir un fardeau pour elle.

Découvert en France sur le tard, à la fin des années soixante-dix, Yasujiro Ozu a été l’objet d’une incompréhension. Défini par l’historien du cinéma Donald Richie comme « le plus japonais des cinéastes », l’attachement au quotidien ou le fameux plan-tatami (caméra à hauteur du sol) sont présentés comme des éléments corrélés à la philosophie et la religion de son propre pays. Le cinéaste deviendrait un ascète de l’image dont le choix de ne pas emphatiser des séquences dramatiques rattacherait son cinéma à des concepts zen. Dans son livre de référence, le critique Shigehiko Hasumi contredit son confrère américain en présentant Ozu, non sans malice, comme « le moins japonais des cinéastes ». Il dévoile une tout autre lecture sur son travail, faisant remarquer que l’image ne s’imprègne jamais du lyrisme de la rhétorique traditionnellement japonaise.
Cette fausse banalité de la mise en forme refuse d’obéir à un principe statique et adhère à la sensibilité cinématographique de notre regard. Ozu fera graver sur sa tombe l’idéogramme mu (le « vide »), choix inspiré par le concept bouddhiste de l’impermanence. Hasumi observe cependant que le néant ozuien n’est pas un concept religieux ou métaphysique, mais une image architecturale gravée à l’intérieur de la pellicule. « Un film est fait des impressions qui nous restent après » écrit Ozu alors qu’il vient de perdre sa mère pendant la préparation de son dernier film. Sa prédilection pour les plans d’objets du quotidien (vase, linge suspendu, service à thé) sont les signes d’un monde qui préexiste aux personnages et qui leur survivra. Ces natures mortes révèlent à la fois les considérations existentielles d’Ozu et les outils de sa réécriture personnelle des propriétés du cinéma.
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