Baignant dans la marmite, il est encore adolescent lorsqu'il réalise ses premiers courts métrages, en 1964, et n'a pas 20 ans lorsqu'il signe ses deux premiers longs, Anémone (avec Anne-Aymone Bourguignon, future Anémone) et Marie pour mémoire, tous les deux présentés en 1968. Une telle précocité semble annoncer une carrière fertile.
Mais Philippe Garrel, familier du milieu parisien de l'avant-garde picturale, musicale (il aura une longue liaison avec Nico, du Velvet Underground), théâtrale (il suit la troupe du Living Theatre, qu'il filmera en 1977) et cinématographique, choisit un cinéma à la première personne, dégagé de toute convention et de toute référence à la réalité des années 70, tourné avec ses amis de Montparnasse, Jean-Pierre Léaud, Zouzou, Pierre Clémenti, Jean-Pierre Kalfon, Nico, Laurent Terzieff, Bernadette Lafont.
Un cinéma de poésie, qui ne s'embarrasse pas d'une narration classique, ne se soucie guère du spectateur – la plupart des titres tournés entre 1970 et 1978, La Concentration, Le Révélateur, Le Lit de la vierge, La Cicatrice intérieure, Les Hautes Solitudes, Le Berceau de cristal, ne donneront lieu qu'à des présentations confidentielles, réservées aux proches. Un cinéma de la pure exigence, parfois muet, parfois bavard, parfois improvisé, parfois soigneusement composé, parfois réduit au décor d'une chambre (La Concentration), parfois découvreur d'espaces gigantesques (l'Islande de La Cicatrice intérieure), parfois jamais montré, parfois présenté avec pompe (L'Athanor dans la cour d'honneur d'Avignon en 1972).
Il réalise ainsi dix longs métrages entre Anémone (1968) et Le Bleu des origines (1979), dix films sans concessions ni compromis, qui, même s'ils ne sont vus que par quelques amateurs, lui assurent une place particulière, que vient concrétiser le prix Jean-Vigo 1982 qu'il obtient pour L'Enfant secret (avec Anne Wiazemsky). C'est à partir de cette reconnaissance qu'il évolue vers un cinéma plus narratif, dont la première manifestation est son remarquable Liberté, la nuit (1983), dans lequel il fait appel à des acteurs confirmés (son père, Emmanuelle Riva, Christine Boisson) pour aborder un thème jamais traité auparavant (et rarement depuis), celui des "porteurs de valises" durant la guerre d'Algérie.
Après une décennie, et plus, d'inspiration hors du temps des horloges, Garrel met les pieds dans le réel, un réel qu'il n'a pourtant pas connu mais qu'il recrée avec une rare justesse et une intensité inversement proportionnelle à la pauvreté des moyens mis en œuvre. Cette incursion dans un cinéma sinon "engagé", au moins en prise avec l'Histoire, restera l'exception dans son œuvre. Les dix films qui suivront, entre Elle a passé tant d'heures sous les sunlights… (1985) et Un été brûlant (2011), seront constitués de variations sur le couple, l'amour, la famille, avec des réussites certaines - et des échecs tout aussi certains -, dans une tonalité et une manière personnelles, qui permettent de parler d'un univers Garrel.
À partir des Baisers de secours (1989), il fait équipe, pour l'écriture de ses scénarios, avec des écrivains de qualité, proches de sa famille d'esprit : c'est systématiquement Marc Cholodenko qui cosigne scénarios et dialogues (J'entends plus la guitare, 1991 ; La Naissance de l'amour, 1993 ; Le Cœur fantôme, 1996 ; Le Vent de la nuit, 1999 ; Sauvage innocence, 2001 ; La Frontière de l'aube, 2008, Un été brûlant), auquel parfois s'adjoignent Muriel Cerf (La Naissance de l'amour) ou Arlette Langmann (Les Amants réguliers, 2005 ; La Frontière de l'aube).
D'où cette impression de reconnaissance, d'un titre à l'autre : nous sommes en présence d'un monde précisément situé – ou plutôt non-situé, dans le temps et dans la géographie. Que l'histoire ait pour cadre Paris (Les Baisers de secours, Les Amants réguliers), Rome (La Naissance de l'amour, Un été brûlant), ou Naples (Le Vent de la nuit), n'intervient pas dans l'économie narrative des films, qui pourraient se situer à Singapour, Rio ou Gennevilliers sans qu'ils perdent de leur intérêt.
Qu'il utilise des stars (Catherine Deneuve, Le Vent de la nuit, Monica Bellucci, Un été brûlant), des acteurs de sa galaxie (Jean-Pierre Léaud, Lou Castel, La Naissance de l'amour), des comédiens moins connus (l'excellent Michel Subor dans Sauvage innocence) ou des quasi débutants (son fils Louis, Clotilde Hesme, Les Amants réguliers), chacun d'entre eux devient un élément de son théâtre mental, une pièce qui vient à sa place dans le grand puzzle que constitue son œuvre.
La situation a ses avantages – le spectateur un peu habitué sait où il se trouve et ce qu'il peut attendre. Elle a aussi son revers : l'impression d'air raréfié qui peut finir par régner dans un univers dont les fenêtres auraient parfois besoin d'être ouvertes. Lorsque le système fonctionne, on découvre des perspectives superbes – Sauvage innocence.
Lorsqu'il ne fonctionne pas, lorsque la tentation narcissique écrase la beauté plastique, on étouffe – Les Amants réguliers, où Garrel échoue, comme Bernardo Bertolucci peu avant lui (Dreamers), à évoquer mai 68. Mais, incontestablement, le cinéaste occupe une place bien à lui dans le cinéma international, depuis le Lion d'or récolté à Venise 1991 par J'entends plus la guitare, une place reconnue que la critique ne lui a jamais marchandée, bien au contraire, et qui ne se compte pas en nombre de spectateurs.
S'il n'est plus un jeune réalisateur, son cinéma est encore de nature à parler à la jeunesse – voir le respect qu'il éveille parmi les générations plus récentes -, ce qui n'est pas offert à tout le monde.
Lucien Logette