" Le film commence par une vision à peine surréaliste d'un vingt et unième siècle régi par les ordinateurs, et peuplé d’étranges robots humains vaquant à leur lâches, vêtus de cellophane : en l’occurrence, une créature tropicale dans son plus simple appareil, vient interroger un de nos contemporains soigneusement congelé, pour apprendre à connaître notre préhistoire, en se grattant de temps à autre sa jolie fesse avec un ongle superbement verni... D’emblée, Alain Corneau nous lance un clin d’œil complice, comme pour nous dire qu’il ne cessera de jouer à l’intérieur de l’étroite marge qui sépare le cliché de sa mythologie, et l’utopie à la mode de l’allégorie. Mais que l’on ne s’y trompe pas : derrière cette espièglerie formelle, et le ton d’une comédie-bouffe, il y a l’un des plus brillants réquisitoires jamais écrits sur le « système », et son alibi, la contestation, gentil « gadget » utile, et récupérable.
France Société Anonyme est un film trop ambitieux — de par son propos — pour être pleinement réussi : la moitié des intentions d’Alain Corneau restent à l’état d’ébauche, alors qu’elles éclataient au niveau du scénario. Il y a pourtant là une intelligente tentative d’opéra comique brechtien, de spectacle politique rappelant le didactisme imagé et les procédés de choc du grand dramaturge allemand, et d’inventions inspirées par une longue fréquentation critique des « comic-strips » américains. Nul doute qu’Alain Corneau avait de quoi écrire une thèse de doctorat troisième cycle sur l’invincibilité du système américain, en pulvérisant — par la lucidité de son analyse — nos chères illusions sur notre indépendance nationale, ou sur la vertu de la liberté de l’individu. Rien ne saurait résister, par ailleurs, à la démystification qu’il entreprend des mouvements dits subversifs, manipulés à sa guise par l’immense « machinerie » capitaliste, le superordinateur déjà en marche, qui nous broie, nous lamine, et nous programme à notre insu.
Constat impitoyable, France Société Anonyme se contente d’offrir au public une cure de désintoxication, ne serait-ce que pour nous faire réfléchir... L’histoire qu’on nous raconte est plus proche de la réalité de demain que d’une quelconque vision utopique.
(…) Dans la deuxième partie du film, la mise en scène brechtienne annexe les postulats du mouvement « situationniste », et — qu’on l’aime ou non — ce film d'Alain Corneau apparaît brusquement comme l’une des premières œuvres accomplies de ce qu’on devrait appeler le cinéma de mai 68. Inégal mais toujours passionnant, inachevé mais bourré de verve, maladroit mais rarement gratuit, France Société Anonyme est un film polémique peu ordinaire, plus subtil et corrosif qu’il n’y paraît, et qui mérite qu’on le crédite de ce qu’il ne montre qu’à moitié, comme il est juste qu’on fasse la part de ce qu’il donne à voir avec trop de complaisance enjouée. Mais son plus grand mérite, c’est encore d’être l’un des premiers nouveaux venus à ne pas jouer le jeu, en défiant les règles pour nous bousculer dans notre torpeur."
Henri Chapier, 10/06/1974