"... Wajda raconte une histoire, notre histoire, l’histoire de tous les hommes libres, sans jamais même imaginer que le grand amour puisse être autre chose qu’un brasier dans lequel la révolution prendra son feu.
Les résistants — c’est-à-dire, pour ce cas précis, les révolutionnaires — portent des pseudonymes. Pour gagner la liberté, il est parfois nécessaire de porter de tels masques ridicules. L' héroïne du film a le nom d'emprunt de Dorette et il lui suffit qu'elle dévoile à l'homme qu’elle aime que son véritable nom est Eve pour que nous sachions que ce couple a dépassé les contraintes temporelles pour atteindre le merveilleux domaine de l’amour. L'élan vers l’accomplissement de cette liberté totale dans un sens général en est décuplé (...)
Voilà ce que le film de Wajda nous fait sentir. J'ai vu à ce jour un nombre relativement important de films sur la résistance. C’étaient, ou des cours falsifiés pour écoles primaires ou des imageries agréables et superficielles. Pour la première fois, un film sur la résistance est un film sur l'homme, pour la première fois, les résistants vivent et aiment, risquent leur vie, sans pour cela perdre leur nature humaine. C'est un film avant tout sensible et poétique, un film qui oblige tout spectateur, pas encore totalement pourri par notre société et l’immense majorité de ces produits cinématographiques, à vivre, et ce mot contient, indissolublement liés, ceux-ci : aimer et lutter.
En outre, et aussi secondaire que cela soit devant la merveille de son contenu, ce film est aussi un chef-d'oeuvre du point de vue purement formel Les séquences ont le rythme du souffle humain, le rythme dialectique. L’atroce, la tragédie, faisant suite au burlesque ou au ridicule, gardent toutes les traces de la séquence précédente, et réciproquement. Un visage, constituant par son cadrage et sa position dans l’image un gag comique « annonce » pourtant la mort, et des oies solitaires dans une rue ouvrent une séquence pleine de bruit et de fureur. L’insolite ne perd jamais ses droits, et des figures inquiétantes, étranges, drôles, traversent le film en lui imprimant une démarche qui n’a plus rien de néo-réaliste, mais est pleinement, poétiquement réaliste, comme le sont les films de Bunuel.
Wajda est un très grand cinéaste, qui touche, au but avec une aisance déconcertante, aussi bien dans les scènes d’action (...) que dans les scènes intimes, les plus justes et émouvantes depuis que Borzage est perdu pour le cinéma. Mais pouvait-il en être autrement ? Toute grande oeuvre — et, je le répète, ce film est une très grande œuvre — est telle parce que l’élan du contenu façonne une forme nécessaire."
Ado Kyrou, Février 57, n°21