" Cette troisième partie de la nuit, hélas ! il n’est pas sûr que ce soit l’aube. On pencherait plutôt, tant on s’enfonce dans l’horreur et le désespoir, pour ce tiers de nuit que la queue du Dragon entraîne avec le tiers des étoiles. On a reconnu l’Apocalypse. Zulawski la cite en début de film et le texte en resurgit par intermittence.Et c’est à une apocalypse que l’on assiste: le martyre de la Pologne pendant la dernière guerre. D’emblée, pour son premier long métrage, ce cinéaste polonais de trente-trois ans, Andrzej Zulawski, a choisi d’inscrire son film à la suite des grands films «de guerre» à la Wajda, comme Kanal ou Cendres et diamant. A cette nuance près — et elle est de taille : Zulawski appartient à la génération qui a suivi celle de Wajda. Il est né en 1940 : il est ce bébé qu’on voit dans le film, arriver au monde en pleine apocalypse; il ne la connaîtra que par grande personne interposée — ici, le père. Déformé, le témoignage nourrit une vision où l’évocation passionnelle l’emporte sur la précision historique. L’imagination supplée à la mémoire.
Sang. Cris. Meurtres. Tortures. Angoisses. Tous les avatars du martyre sont là. Et illustrés avec un réalisme d’autant plus véhément qu’il éclate — ce flot rouge, ce hurlement, ces buissons de gestes fous protestant contre la souffrance — dans un univers terne et froid, celui d’une douleur si quotidienne et si générale qu’elle est devenue habitude morne. Cette véhémence, Zulawski l’exalte par flambées brutales. D’abord dans la conduite des comédiens, qu’il pousse vers un jeu d’une grande vigueur expressionniste dont les gros plans ne laissent rien perdre. Ensuite les. mouvements d’appareil (plongées, contre-plongées, travellings emportés, tourbillons de caméra tentant de suivre dans leur tumulte les gestes fous) transcrivent à la lettre cette véhémence dans l’espace, sur l’écran. Enfin, le langage témoigne d’une tension que les sous-titres ne traduisent qu’imparfaitement.
Si bien que, très vite, nous voilà embarqués bien au-delà de tout réalisme, socialiste ou pas, et si forcené soit-il. Au-delà d’une histoire de guerre. C’est une histoire de guerre et de résistance, oui, mais qui n’est pas limitée aux dates 1939 et 1945. Le malheur de la Pologne veut que ce soit toute son histoire qui soit familière de l’Apocalypse ; ce pays jouit du triste privilège d’avoir été la nation d’Europe la plus dépecée, la plus saccagée — finis Poloniae ! — pour renaître à chaque fois de ses cendres, dans le sang et dans les larmes. Et Zulawski évoque cette Pologne traditionnellement martyre et phénix ; et personne n’empêche (et surtout pas Zulawski, dont le second film est, paraît-il, actuellement interdit chez lui) d’ajouter aux ravages passés la présente indiscrétion d’un puissant voisin.
Oui, la Troisième Partie de la nuit est bien plus qu’une histoire de guerre. A moins que nous ne nous sentions incités à donner au mot «guerre» l’acception la plus générale possible. Les cadres éclatent. Sans effort, un fantastique s’installe où le temps s’abolit ; où morts et vivants se confondent, les vivants vivant comme des morts; où, parce qu’elles se ressemblent, une femme peut prendre la place d’une autre; où un enfant supplicié devient juge ; où il est plus que plausible, inévitable, de se trouver confronté à son propre cadavre; où tout se prépare, peu à peu, pour l’irruption du surnaturel.
Le voici. Il est en effet apocalyptique. Zulawski se garde d’abattre tout de suite son jeu. Il procède par allusions vagues, inquiétantes. Etrange suspense, qui tient à l’emploi du verbe «nourrir» sans complément d’objet. Nourrir : qui ? quoi ? On parle de X ou de Y comme d’une nourrice. Mais de qui? de quoi? Ces «nourrices», hommes et femmes, sont en carte, carte rouge, et les S.S., la Gestapo s’écartent d’eux avec répulsion. Répulsion protectrice. Si bien que la carte rouge infamante, on la recherche. « Nourrir » permet d’échapper à l’Apocalypse — en y participant.
Enfin, la lumière ! Nourrir des poux. C’est l’Apocalypse des poux. On les voit. Ils grouillent. Ils mordent. Ils bouffent. Immondes. On les parque dans des petites boîtes grillagées et on fixe ces parcs d’élevage miniature sur du Polonais. La Wehrmacht a évité d’être décimée par le typhus parce que des Polonais, pour s’éviter la mort, nourrissaient des poux. Plus exactement: parce que le Grand Reich gorgeait des poux de sang polonais. Le dragon de l’Apocalypse, c’est le Pou. Le seigneur — saigneur Pou — comme dans Lautréamont. On le soigne, on le dorlote ; seul compte le pou, entretenant avec sa nourrice des rapports ambigus puisqu’il sauve la vie de la personne dont il vit. On lui trait sa merde pour cuisiner je ne sais quel vaccin antityphique — je vous passe les détails techniques. La saignante bidoche de Polonais sur pied sert de vert pâturage pour ce bétail de cauchemar.
Quand nous tombons nez à nez avec le pou, le film nous a déjà emportés au-delà de l’anecdote historique. Le Pou est métaphysique. Le typhus et ses poux sont à Zulawski ce que la peste et ses rats étaient à Camus. La purulente sanie des grandes catastrophes remet l’essentiel en question, elle oblige à poser les grandes questions. C’est normal pour un premier long métrage comme c’est normal pour un premier livre — lorsque l’auteur a quelque chose dans le ventre, ce qui est le cas, de toute évidence, pour Andrzej Zulawski. On veut tout dire, sur tout, et surtout sur l’essentiel. Dieu, le Mal, l’Absurde, la Mort, les Autres, l’Amour — ce fléau qu’il est, c’est vrai, en temps de grande peste: voici venir les interrogations monumentales.
Les personnages, dressés sur la pointe de leurs pieds, ne craignent pas d’accuser les nuages: «Seigneur qui nous trompez, quel est le sens de nos actes?» Le Seigneur se garde bien de répondre. Et j’ai bien l’impression que Zulawski ne tient pas tellement à ce que le Seigneur réponde. L’important, dans toute question, ce n’est pas la réponse, c’est la question elle-même. Avec la Troisième Partie de la nuit, Zulawski ne cesse d’interroger à grands cris, à grands gestes. Non pour que nous lui faufilions nos petites certitudes. Mais pour que nous interrogions avec lui. Le cinéma polonais roupillait doucettement — du moins considéré de Paris. Wadja, Kawalerowicz, Haas — oui, bien sûr, des maîtres. Mais les disciples ? En voilà un. Et de qualité. Saluons-le."
Jean-Louis Bory, 7 mai 1973
Superbe ....