" Recueillir et amuser les enfants perdus, ramasser les vieillards saouls sur les trottoirs, secourir les femmes écrasées, réconcilier ou amadouer les couples séparés, rafler les prostituées ou neutraliser les criminels, au gré des patrouilles - Wiseman a vraisemblablement réalisé avec Law and Order la meilleure adaptation cinématographique d'Ed McBain, sauf qu'il ne s'agit pas ici d'un roman d'Ed McBain mais d'un film documentaire.
Cette peinture des tâches quotidiennes d'un commissariat de police n'échappe pas à une mise en scène de leur fonction par les intéressés, comme l’atteste le débat dénégateur sur la nécessité de traiter poliment les personnes interpellées. Après l'exposé inaugural de ses carences et de son inefficacité, la police est appelée à jouer son meilleur rôle. Mais s'il n'y en avait pas d'autre ? Au lieu de faire le procès d'un corps professionnel de répression, Wiseman a résolument opté pour un exposé de la prévention policière, un point de vue qui se révèle, à la comparaison, beaucoup plus riche en enseignements.
Pas de vérité morale à faire valoir ici, ni scandale à révéler, ni force occulte à dénoncer, il n'y a que la démonstration d'une compétence technique suffisante pour asseoir sans conteste un pouvoir. Dans Law and Order on ne voit pas de policier pris en défaut, ni d'excès, mais des réponses de sécurité en rapport exact avec les troubles rencontrés ou les dangers encourus, accidents ou crimes. Sans haine, sans violence, sans rancune, physique ou verbale, la dissuasion ne s'effectue pas par la répression, par la démonstration physique de sa force, mais par la persuasion, où la violence n'est plus qu'une mise en scène, un artifice, un leurre. Le film vérifie constamment que l’efficacité technique du savoir sur le maintien de l'ordre agit et se transmet à force de se réfléchir, de répéter spectaculairement, en actes et en mots, ses moyens, bien plus qu'à s'exercer pratiquement, selon une finalité donnée. C'est particulièrement vrai de Law and Order : Wiseman filme peu les fins, pour concentrer toute son attention sur les moyens rassemblés en un lieu et un temps donnés, et sur l'ordre stratégique que dessine finalement leur convergence.
S'en tenir à la réalité présente, sans se soucier de son origine ni de ses aboutissements, cette position explique l'originalité du regard que Wiseman pose sur le monde et la nature irréelle, vaguement inquiétante, de ses images.
Les policiers de Law and Order n'existent pas hors de leur métier ; même pendant les pauses, leurs conversations s'y rapportent. Si individuellement ils ne sont ni meilleurs ni pires que la population civile, et plutôt bonnasses, il faut admettre en sortant de la projection que filmer une ville de l’intérieur d'un commissariat tend à substituer l’ordre unique d'une institution aux fins limitées à la diversité de la société civile et même à supprimer toute possibilité de représentation de cette dernière. La cohésion quant au savoir du maintien de l'ordre diffusé dans la ville, n'a pas à faire ses preuves, parce qu'elle est le privilège professionnel d'une caste, et que sa représentation correspond, de fait, à la neutralisation, à la résorption de toute adversité. "
Yann Lardeau, 12/1981