" Georges (Michel Galabru) va bon train. Il s'échauffe, il se comme une soupe, il plastronne : non, il n'ira pas fêter les rois dans la famille de Suzanne. Non, il n'ira pas manger au restaurant chinois. Le prendrait-on pour un naïf ? Voudrait-on sa mort ? Georges, s'époumonne... Assise à la table de sa cuisine, Suzanne (Paulette Dubost), les doigts dans les oreilles, soliloque elle aussi : « Parle; parle, je n'entends rien, parle, parle, » tandis que l'autre continue de plus belle.
C'est sur cette scène tragi-comique que s'ouvre Le Jour des Rois. Par son ironie douloureuse, elle évoque l'ambiance de Lourdes, l'hiver, ce court métrage qui avait valu à Marie-Claude Treilhou le prix Jean Vigo, il y a quelques années. C'est donc seule que Suzanne s'en va chercher sa sœur, Germaine (Micheline Presle), dans la maison de retraite où elle vit... Après une terrifiante expédition dans un cimetière où elles se perdent, elles échouent chez Armande, la troisième sœur (Danielle Darrieux)...(...)
On sent Marie-Claude Treilhou en pleine connivence avec ses héros quotidiens, qui sont venus à bout des jours, les uns après les autres, qui ont oublié les joies, triomphé des peines et qui s'inventent, à chaque instant, des obstacles insignifiants qu'ils croient insurmontables.
Bien sûr qu'elles sont comiques, ces trois sœurs qui se disputent à propos d'un pétunia planté trop tôt, à propos de la nationalité du prince dans Le Pays du Sourire (chinois ou japonais) et même à propos de l'immaculée Conception... Comiques, oui, ridicules, non. Marie-Claude Treilhou les empêchent de verser dans ce travers par l'acuité et la droiture de son regard. Elle est dans la mouvance d'Ozu, en fait. Elle pratique l'épure — avec moins d'habileté que le vieux maître japonais, bien sûr — mais la démarche est la même. Placer la caméra à hauteur de ses personnages, ni trop près (de leurs qualités), ni trop loin (de leurs défauts) et, au moyen de plans extrêmement simples, souvent longs, tenter discrètement de saisir l'évidence.
Parfois, l'évidence passe par les mots : Robert Lamoureux, apparemment renfermé, se met alors à vanter avec flamme les charmes de la mésange charbonnière. Et Danielle Darrieux, apparemment sûre d'elle, qui a monologué, rien que pour faire enrager Germaine, sur la virginité de la Vierge, se sent soudaint démunie et honteuse : peut-être est-elle allée trop loin... Des détails ? Oui, sans doute. Mais sans faiblir, grâce à un dialogue brillant et à des comédiens extraordinaires, Treilhou parvient à rendre infiniment grand cet infiniment petit.
On n'a pas encore dit qu'un secret lie les trois sœurs. Un pauvre petit secret d'amour qui a fait de ces vies ce qu'elles sont devenues. On n'a pas dit non plus que ces trois sœurs sont, en fait quatre. Mais Marie-Louise a échappé au train-train médiocre dans lequel se sont laissées engluer les autres. En dépit de son âge, elle se produit encore sur scène dans de petits spectacles de patronnage. En ce jour des Rois, elle a invité ses sœurs — secrètement admiratives — à venir l'entendre chanter Le Pays du Sourire.
Marie-Louise, c'est l'affirmation que la seule vérité éternelle, c'est l'illusion, donc le théâtre. Contrairement à ses sœurs, Marie-Louise n'est pas une héroïne d'Ozu, mais de Renoir."
Pierre Murat