" D’abord un document d’archives, noir et blanc : des maisons sont
attaquées au bulldozer, leurs murs s’effondrent. De la mer, dans des
barques lourdement chargées, des gens jettent un dernier regard vers la
ville dont ils s’éloignent. Une vie d’errance commence pour eux, pour
leurs enfants et les enfants de leurs enfants. On est en 1948, l’année
de la Naqba (la catastrophe), ces gens au maigre bagage ayant tout
abandonné sont des Palestiniens et la ville qui s’éloigne, c’est Jaffa.
« Jaffa, la fiancée de la mer », dira plus tard dans le film, à
Ramallah, une vieille dame au beau sourire. La clef de ce qui va se
passer ainsi donnée, le film peut commencer. Il est en couleurs et
contemporain.
Une jeune femme débarque à l’aéroport de Tel-Aviv. Elle a
un passeport américain, mais elle s’appelle Soraya, et ses parents, de
Jaffa où ils avaient vécu en camps de regroupement au Liban se sont
retrouvés à Brooklyn, aux États-Unis. Elle y est née. Là où tous les
Américains ont droit à un sourire de bienvenue, Soraya subit trois
interrogatoires, plus hargneux les uns que les autres. Sa valise est
vidée, fouillée. L’humiliation. Qui ne pourra rien sur elle, pas plus
que ne pourront toutes les grilles, les tourniquets, les postes de
contrôle, les arrêts de nuit par une patrouille où la voix métallisée
par le haut-parleur d’un policier qui n’a pas assez de respect pour
ceux à qui il s’adresse pour se montrer ordonne à son compagnon de se
déshabiller face aux phares. Car elle est venue pour voir enfin le pays
de ses ancêtres et récupérer l’argent que son grand-père avait déposé
en 1948 dans une banque de Jaffa : trois cent quinze livres
palestiniennes. La « loi du retour », elle entend la faire appliquer,
au moins pour elle (...)
Supériorité de la fiction sur le réel : la douceur de la vie
que durent abandonner les Palestiniens ressort mieux du récit qui en
est fait, sur cette colline aux champs brûlés de soleil, aux oliviers
d’argent, que si elle avait été montrée en son détail. C’est que la
Jaffa de Palestine vit toujours pour la jeune femme. Tel est le sens de
sa quête. Et du film. Edam retrouvera les ruines du village où il est
né, Dawayma, d’où les siens furent chassés. Il chantera : « La mer ne
fait que rire en me voyant transporter ma jarre sur la rive. Combien de
jarres avons-nous transportées pour d’autres ? ». Ils tenteront d’y
habiter, mais un enseignant israélien passant par-là leur dira qu’ils
n’en ont pas le droit, car il veut montrer à ses élèves ce pays de
Canaan où vivaient leurs ancêtres bibliques (...)
Dans un poème, Mahmoud Darwich, qui vient de mourir, avait écrit :
« N’es-tu pas, frère, celui qui fait entrer la mer en poésie lorsque tu
la prends sur tes épaules et que tu l’installes où tu veux ? N’es-tu
pas celui qui ouvre à grands battants la mer de la parole en nous ?
N’es-tu pas la mesure du vers et la poésie de la mer ? » On ne peut que
penser à lui."
Emile Breton