"... le film suit les destins croisés d'Alex, la gueule cassée, et de Michèle, muse de misère à l'oeil poché. Alex fait tout, y compris le pire, pour conquérir Michèle, laquelle fait tout pour être digne de cet amour fou. On dirait du Goya, du Vigo, mais aussi du Carné ou du Coppola.
Entre culte de la pauvreté et dépense outrancière, croquis néoréaliste et conte, le film fait en permanence le grand écart, non sans multiplier les chausse-trapes (fausses joies, fausses morts, etc.). Dans le registre des morceaux de bravoure, la séquence de ski nautique entre les haies de feux d'artifice reste un must. Lavant, qui court comme un lapin malgré un pied dans le plâtre, est formidable en acrobate, cracheur de feu, baladin. Et Binoche ? Elle se sacrifie corps et âme pour son pygmalion de l'époque."
Télérama 1991 :
POUR :
Oublier. Il faudrait, aujourd'hui que sort le film, pouvoir oublier tout ce dont chacun va précisément se souvenir : le fric dépensé, le temps perdu, le décor plusieurs fois reconstruit, Carax réfugié dans son art tel un moine fanatique dans sa foi. La « cuisine », en somme... Il faudrait pouvoir oublier la « cuisine » — l'accessoire — pour ne voir que l'essentiel, c'est-à-dire le film lui-même : un ovni magnifique, singulier, orgueilleux. Et insolent. Ô combien insolent ! Car enfin, on eût peut-être pardonné à Carax, et son budget, et ses maniaqueries s'il avait tourné une de ces grosses machines où l'œil comptabilise à chaque seconde l'argent dépensé. Un film où l'histoire aurait été bien construite et où les personnages auraient été bien campés, jusque dans leur détresse.
Or, non ! Les Amonts du Pont-Neuf n'est pas un film carré, mais cassé. Rien n'y est solide : ni l'intrigue, ni les personnages, ni même le Pont-Neuf que Carax filme précisément à moitié déglingué, malade, isolé du reste de la ville, îlot fragile pour les trois clochards solitaires qui s'y réfugient : Alex (Denis Lavant), Hans (Klaus-Michael Grü- ber) et Michèle (Juliette Binoche). Pas de scénario ? Pas de personnages ? Non, mais une trame et des silhouettes, apparemment disparates, liées pourtant par un lien secret et magnifique : l'émotion.
Voilà le grand mot lâché : l'émotion. C'est ça qui intéresse Carax. Il n'y a même que ça qui l'intéresse : utiliser l'émotion non pas comme un moyen mais comme une fin en soi. En faire l'unique sujet, le seul personnage du film. Mais ce n'est pas nouveau, me direz-vous. Bien des réalisateurs, à commencer par Luc Besson, utilisent le sentiment comme moteur essentiel de l'action. Oui, mais pas à ce point et pas si bien.
Le seul qui s'en rapprocherait peut-être, c'est Philippe Garrel. Dans J'entends plus la guitare, il tente visiblement la même démarche. Sauf que Garrel peut contempler les baltutiants du cœur, les régressifs du sentiment qui lui servent de héros en de longs plans fixes dans de petites chambres crasseuses. Carax, lui, a besoin de reconstituer le Pont-Neuf et le balayer de travellings lyriques pour y parvenir. Mais ne nous y trompons pas : l'exigence est la même. Et la recherche aussi. Cette exigence et cette recherche nécessitent évidemment une pudeur de chaque instant. Regardez la tendresse avec laquelle Carax filme, dans l'hospice de Nanterre, ces clochards ramassés pour la nuit et cette femme qui prend soudain une baffe en pleine gueule. Il suffirait d'une seconde en trop, d'un mouvement de caméra incongru pour verser dans la complaisance. Mais non : le respect est tel que l'émotion jaillît.
Pareil pour la séquence où Michèle, suivie comme son ombre par Alex, croît soudain entendre, dans le métro, jouer le garçon qu'elle n'a jamais cessé d'aimer. Elle s'élance dans les couloirs de la station Montparnasse, se retrouve devant plusieurs correspondances possibles, hésite, écoute, repart... Et Alex court de son côté, non pas pour l'aider, mais pour empêcher ces retrouvailles qui lui enlèveraient la femme qu'il aime. Les travellings, le montage : tout, ici, est d'une perfection absolue. Bien sûr, l'émotion repose essentiellement sur la passion. Celle de Michèle pour son musicien. Celle qu'éprouve pour sa femme morte Hans, le vieux clodo, que les femmes appelaient « Camembert », jadis, parce qu'il était bien fait ! Et celle d'Alex pour Michèle : passion jalouse, celle-là, dévorante, monstrueuse...[...]
Entre deux scènes dramatiques se glissent, parfois, quelques traits d'humour inattendus : « On n'a pas de sushi à se faire », dit Michèle en savourant du poisson cru. On dirait presque un de ces jeux de mots qu'affectionnait Jacques Demy ! Seul dans l'ensemble détonne une happy end, sur fond de chanson imbécile chantée par les Rita Mitsouko. Carax ne le souhaitait pas, semble-t-il.
Moment optimiste pour moment optimiste, on préférera de loin les instants sublimes où, sur le Pont-Neuf éclairé par un gigantesque feu d'artifice, Alex et Michèle dansent sur une valse de Strauss, à laquelle se mêlent des relents d'accordéon et des accords arabes. L'émotion — on y revient toujours — est à son comble. Une émotion à la fois grandiose et naïve, à l'image du regard que pose Carax sur ses amants.
CONTRE :
D'accord : la mise en scène est éblouissante, d'une virtuosité à couper le souffle. D'accord : quelques images hallucinantes, hallucinées, vous tarauderont longtemps la tête. Mais quelle impression de vacuité laissent aussi ces Amants du Pont-Neuf !
Au brio de la caméra s'oppose la fadeur d'une romance à quatre sous ; à l'invention toujours renouvelée d'un cinéaste inspiré répondent les archétypes les plus rabâchés d'une histoire d'amour devant laquelle Barbara Cartland fait figure de Stendhal ! Deux jeunes clochards s'aimaient d'amour pas tendre. Elle, artiste, ex-petite fille riche, traumatisée par une passion ancienne et une cécité prochaine ; lui, saltimbanque, sans famille, solitaire et privé de sommeil. Par quelles crises, par quels crimes, leur faudra-t-il passer pour s'accepter enfin et vivre ensemble ? Tel est le sujet du film.
Et il pourrait être bouleversant, après tout, ce bon vieux mélo sorti de la nuit des temps, si Carax y avait glissé un rien d'émotion dans les dialogues, un rien de finesse dans les caractères, un rien de subtilité. dans les situations usées. Hélas, alors qu'il fait assaut d'idées fortes et originales dans sa mise en scène, il semble totalement englué dans les poncifs lorsqu'il s'agit de sentiment. Pour lui, l'emballage semble importer plus que le contenu et, plus que la vérité intérieure, les mirages de l'image.
C'est un point de vue. Plutôt répandu. Mieux vaut aujourd'hui le plaisir de l'œil que les vertiges de la pensée. Quelle pensée, d'ailleurs ? Pour la génération de Leos Carax (trente-deux ans) revenue de toutes les idéologies, elle semble singulièrement tourner à vide. Alors, autant y renoncer carrément et se réfugier frileusement dans les grands mythes romanesques. Le problème, c'est que, là encore, les jeunes artistes de trente, trente-cinq ans paraissent paniqués, infirmes, après les utopies et les errances amoureuses de leurs aînés des années 70... La seule vraie originalité du scénario de Carax est d'avoir fait de ses héros des clodos incapables de s'exprimer, de réfléchir et même de communiquer.
Mais ces estropiés de la tête et du cœur nous sont dépeints trop superficiellement pour refléter vraiment la société d'aujourd'hui. Carax en reste à une intrigue infantile qui s'achève dans la niaiserie la plus totale. Ce décalage entre la puérilité du scénario et la maîtrise de la mise en scène transforme cette dernière en une succession de clips brillantissimes mais sans aucune cohérence intérieure. Ah I la superbe scène à l'hospice de Nanterre ; ah I le sublime feu d'artifice du Bicentenaire ; ah I la course éperdue dans les couloirs du métro et le moment, fantastique, où toutes les affiches murales s'enflamment ! Des morceaux d'esbroufe où Carax s'épate lui-même de son propre talent et cherche trop son propre plaisir pour penser encore au nôtre.
Car elles sont démesurément longues, ces scènes « sensationnelles » ! L'art, c'est comme l'amour ; trop de narcissisme fait écran à l'autre. Que devient la soi-disant passion de nos héros dans cette débauche complaisante d'images et d'effets ? D'accord : Carax est doué, très doué. Mais il a seulement réussi un très beau film inutile. Il a gaspillé son énergie. Et la nôtre.
Jacques Morice, 13/11/2010 - Pierre Murat/Fabienne Pascaud, 16/10/1991