" Nous ne verrons jamais l'adaptation de A la recherche du temps perdu que devait réaliser Luchino Visconti, mais il reste Ludwig pour se consoler. En effet, l'un s'est substitué à l'autre. Au dernier moment, alors que le scénario était prêt, les repérages effectués et le casting réuni, d'inextricables difficultés financières ont amené Visconti à renoncer à Proust pour se tourner vers Louis II de Bavière. Bien que fasciné depuis longtemps par le personnage, il ne concevait ce film que comme un intermède, avant sa version de A la recherche. Ce sera son dernier chef-d'oeuvre. Mais Ludwig, troisième volet de sa trilogie allemande, après les Damnés et Mort à Venise, ne fut longtemps que le Crépuscule des dieux, un film amputé et maudit.
(...) En tournant autour de son personnage, à l'opposé des rapports secs et trompeurs qui rythment le film comme autant de fausses pistes, Visconti le construit pas à pas, par approches et éloignements successifs (d'où les constants effets de zoom). Si, comme toujours chez ce cinéaste de la précision, les tiroirs doivent être pleins d'objets qu'on ne voit jamais et les bijoux du couronnement venir de chez Bulgari, c'est pour se concentrer sur l'essentiel: la figure humaine.
(...) En filmant la rapide décrépitude des traits parfaits d'Helmut Berger, Visconti enregistre un lent processus de déperdition, l'histoire d'un visage. Ludwig veut faire passer sa beauté dans le monde, l'extirper de lui pour l'inscrire ailleurs. Son idéal n'est pas politique mais esthétique. Ça en fait un très mauvais souverain mais un grand créateur, ou plutôt un producteur idéal. A Wagner, il offre sa fortune pour que les visions de son poète préféré deviennent réalité. Puis, en construisant des châteaux somptueux, il édifie les décors nécessaires à l'accomplissement du héros wagnérien qu'il veut devenir. Comme Visconti, Ludwig est un grand artiste. Mais un artiste sans art, éternellement seul, unique spectateur de sa vie. Avec Ludwig, Visconti réussit mieux que jamais l'exploit de subordonner le spectaculaire à l'intime. Là où tout (le sujet, le personnage, la légende, le cadre) le poussait à la magnificence tape-à-l'oeil, au monumental, il opte pour le plus rigoureux dépouillement. On s'attendait à une fresque, on se retrouve face à un portrait. On ne peut que pleurer en le contemplant."
Frédéric Bonnaud