"... Rocco et ses frères est un film admirable. C'est une œuvre qui appelle le superlatif par ses ambitions et ses dimensions, mais aussi par ses excès et sa démesure mêmes ; on évoque une fresque, un roman, un opéra parlé, un mélodrame au sens originel et italien, qui n'est point péjoratif. Quant au contenu psychologique, moral et idéologique de l'œuvre, il fait songer à la fois à Zola, pour l'ampleur de la vision sociale, et à Dostoïevski, pour le paroxysme des passions et le comportement de certains personnages. A Zola, ou plus exactement au romancier naturaliste italien Giovanni Verga, qui inspira déjà La Terre tremble dont Rocco et ses frères doit être considéré, selon Visconti lui-même, comme la seconde partie. Les préoccupations sociales de Visconti sont connues et la présence, parmi les signataires du scénario, du grand écrivain marxiste, Vasco Pratolini, est un fait significatif.
Ces Parondi, chassés de leur Lucanie natale par la misère, sont des déracinés. Ils sont venus à Milan comme on va vers la Terre promise, mais ils ne parviennent pas à se refaire une vie normale. La boxe est pour eux une planche de salut, car ils n'ont même pas la possibilité de vendre leur force de travail, mais seulement leur force pure et simple. Le seul qui soit parvenu à se réenraciner vraiment, c'est Ciro, le quatrième frère, qui a suivi des cours du soir et obtenu un emploi chez Alfa-Romeo.
Dans une conversation avec le cadet, il évoque le Sud du pays, où les hommes « vivent comme des bêtes» et que secouent des révoltes agraires durement réprimées. « Les hommes doivent vivre libres, dit-il ; ils apprennent peu à peu que le monde est en train de changer. » Le cadet connaîtra peut-être une vie meilleure et le film se clôt sur cette image des ouvriers d'Alfa-Romeo, finale qui rappellerait, s'il en était besoin, le sens profond que Visconti a voulu donner à son film.
Si, d'autre part, on peut évoquer Dostoïevski, c'est avant tout à cause du climat paroxystique de l'œuvre, mais aussi pour une raison plus précise. Le comportement de Rocco envers son aîné Simone et la façon dont il sacrifie son amour à celui qui l'a ignominieusement battu dans sa chair et bafoué dans la personne de Nadia, la sollicitude dont il fait preuve pour le boxeur déchu puis pour le meurtrier, tout cela fait songer, comme on n'a pas manqué de le remarquer, au personnage du Prince Muychkine, ce que corrobore Ciro lorsqu'il dit : « Rocco est un saint. » Mais c'est là une pure rencontre, semble-t-il, et il n'est nul besoin de recourir à Dostoïevski mais seulement à l'œuvre passée de Visconti pour trouver l'origine des passions déchaînées dans le film. Rocco et ses frères, c'est à la fois La Terre tremble et Senso, l'ampleur grandiose du premier et la théâtralité exaspérée du second, mais on ne peut s'empêcher de songer aussi à Bellissima et aux vociférations hystériques de la Magnani.
Quand je parle de théâtralité, ce mot n'a, sous ma plume, pas plus de sens péjoratif que celui de mélodrame. C'est le tempérament de Visconti.
Faut-il parler d'épopée pour éviter tout malentendu ? Dans cette tragédie familiale digne de l'antique, la vie et le théâtre sont intimement mêlés au niveau de l'expression artistique et c'est le génie de Visconti, où se conjuguent la noblesse des sentiments et la somptuosité de la matière filmique, qui rend supportables les pires atrocités et fascinantes ces trois heures d'un cinéma d'une exceptionnelle densité.
Comment ne pas esquisser, en terminant cette trop brève analyse, un parallèle entre Visconti et Antonioni ?
Visconti, c'est le cinéma traditionnel qui ne refuse rien des séductions dramatiques et des débordements des acteurs et se place résolument aux antipodes du dépouillement antonionien. Visconti et Antonioni sont tous deux des moralistes, mais le premier s'érige en juge de la société qu'il décrit et la condamne alors qu'Antonioni se borne à formuler des interrogations morales et psychologiques.
Visconti est un symphoniste grandiose, Antonioni un discret compositeur de trios pour cordes. Ces deux géants du cinéma italien sont aussi différents qu'il est possible. Pourtant, l'un et l'autre font, par des voies opposées mais tout aussi admirables, ce que Visconti appelle « un cinéma anthropomorphe » et il ne paraît pas douteux qu'on puisse les aimer tous deux à la fois."
Marcel Martin, Avril 1961, n°55