"... « Reporters » est une histoire d’amour entre deux types d’hommes faits pour s’entendre. Pour les incarner, le politique et le reporter, Depardon a trouvé deux acteurs géniaux : Jacques Chirac, à ma droite, toutes ses lunettes et toutes ses dents. Francis Apesteguy, de l'agence Gamma, à ma gauche, sexy, drôle et fraîchement cynique.
Premier mouvement : la caméra indiscrète, où Chirac remporte un triomphe mérité (...) Caméra indiscrète : Depardon a saisi tout ce qui précède, suit, accompagne, en sous-texte, la représentation politique télévisée. Ce mouvement-là est drôle, fort, amer : la scène de passation des pouvoirs entre ministres des Armées, le départ (symbolique) de Giscard pour la Chine toutes ces scènes de la vie politique ont été enregistrées dans le moindre détail, conversations tenues imprudemment à portée du microcaméra, braguettes mal refermées, rots qu'on refrène pendant la Marseillaise, et autres démystifications, réduisant les politiques à l'homme dérisoire.
Lors de son débat à la télé avec Giscard, Mitterrand, vous vous en souvenez, avait exigé qu'on supprime les « plans de coupe », ces plans pendant lesquels la caméra s’attarde indiscrètement sur le candidat qui écoute son adversaire, détaille son front en sueur, ses mains fébriles, sa faiblesse dans ce moment de « repos » relatif. Le film de Depardon, pour cette partie, est l'ensemble des « plans de coupe » de la vie politique.
Marchais, par exemple, ne gagne rien à être filmé pendant que le comité central l’élit candidat à la présidence. Marchais, qui ne peut retenir son regard de glisser vers cette caméra indiscrète qui le filme hors discours, hors théâtre, hors représentation. Même Godard, le grand Godard que Depardon vénère, filmé lors d’une émission radio, si sincère à l’antenne, si prenant, si démystificateur, résiste mal à un de ces « plans de coupe » : celui où attendant de reprendre l'antenne, il écoute distraitement en compagnie de l’interviewer les sketches de publicité qui interrompent, hors studio, son discours.
Malheureusement, Depardon ne s'est pas arrêté à ce travail passionnant. Pour reprendre une formule d'Apesteguy dans le film, les gens sont friands de tout ce qui concerne les reporters, l’envers du décor, la caméra retournée, les dessous du jeu, les potins de l'office politique, les mythologies de la profession. Caméra retournée, au sens propre : Depardon, suivant cérémonies officielles ou conférences de presse, a pour les besoins de son film marché à reculons, braquant son objectif vers ceux qui braquaient le leur en direction de la scène, concierges, revêches, couloirs sordides et portes de service de l'Elysée (...) et surtout longues attentes devant les « planques » de vedettes plus ou moins célèbres. Ces longues attentes, le film nous les impose aussi, avec leurs mornes plaisanteries mille fois répétées, leur cynisme plat, ce bavardage à perte de vue qui forme la métaphysique du pararazzo (...) Quand le reporter plonge en lui-même, il ne découvre hélas que le vide, l'ennui, la tête creuse de ceux qui ont trop vu, trop vécu par procuration. Alors oui, ces reporters deviennent les damnés de l'image, ces journalistes se révèlent les serfs d'un monde sans imagination et sans coeur..."
Guy Hocquenghem, 21/05/1981