" Culot et héroïsne sont deux des qualités d'Empty quarter. C'est un film qui s'est voulu sans filet. Tant qu'à construire une fiction, l'homme qui avait l'habitude de se cacher derrière celles dont il récupérait les miettes a décidé qu’elle serait autobiographique. Qu'elle n'aurait qu’un objet (la femme aimée, Françoise Prenant, dite « Françou ») et qu’un héros (l'homme désirant, invisible à l'image sinon en creux, désigné par le regard de la femme). Le sujet du film est grand puisqu'il s’agit de l'obcession sexuelle et de sa terrible monotonie. S'il avait été abouti (dans le genre « homme-à-la-caméra-maso-et- transi » ) on se serait retrouvé du côté de Dwoskin et de ce film sublime qui s'appelle Behindert.
Voyageur, Depardon est par ailleurs amoureux. Or, la logique des voyages n'est pas celle du désir. Faut-il aimer (et souffrir) pour voyager différemment par la suite ? Est-ce qu’on ne voyageait pas, avant, pour ne pas avoir à aimer (et souffrir) ? Depardon a donc imaginé un vrai dispositif, une machine complexe ou amour et voyage se disputent la vedette. Il a entraîné la femme aimée, un preneur de son et lui-même (caméraman amoureux, apprenti sorcier têtu) dans en voyage en Afrique, rossellinien dans sa tranquille impudeur, qui, parti de Djibouti, finira à Alexandrie, après de grands détours par l'Afnque noire. A la fin, la femme aimée laisse cet homme qui la filme toujours et la désire mal. Le film est amer.
De l'image, autant dire tout de suite qu'elle est splendide. Lieux entrevus, hôtels, déserts, rues, brousse. Ce n’est plus une Afrique découverte, ni même une Afrique regardée, c’est une Afrique traversée, presque rêvée. Elle n’est pas au coeur du film, elle devient, dans son étrangeté automatique, la toile de fond inconnue et rassurante d’un mystère plus tenace et plus désespérant, celui de la femme désirée. Femme-enfant, androgyne boudeur, sensuelle et indifférente, digne de Maria Schneider dans Profession: reporter, film auquel il est difficile de ne pas penser.
Et puis, il y a le son, les mots, le babil du commentaire. L’échec, même « semi », vient de là. Autant Depardon a inventé un dispositif fou, autant il a exposé Françou, autant il a eu peur (in extremis ?) de s'exposer aussi là où - du point de vue du film - il s’est mis en jeu. Le texte - des notations du genre « journal », un journal de dragueur maso et finalement content de lui - ne répond pas au feu qui brûle l'image, à sa sensualité offerte. Comme s’il y avait eu, quand même, un petit mâle vexé qui, effrayé par les images nées de son propre désir, les avait recouvertes par le texte balourd et « littéraire » qui le pose, quand même, en belle âme. Il aurait fallu que le texte du film tente de faire l’amour à l'image, comme l'homme tente de le faire à la femme. Ce n’est pas le cas.
Imaginer donc, somptueuse, la projection de ce film sans la voix off. Ou avec des cartons. La passion ne se commande pas. Elle ne se commente pas non plus."
Serge Daney, 13/05/1985