" Wim Wenders occupe une situation assez unique dans le cinéma. Celle très ingrate et très en vue, de « premier de la classe » (il y en a bien un autre plus sec et plus potache, mais il est aux USA, c'est Spielberg). Depuis plus de dix ans, nous faisons plus que voir ses films, nous observons ses progrès. Wenders, lui, observe des paysages, des néons, des nuages, des autoroutes. Parfois, entre deux avions, nous faisons le point avec lui. Nous nous penchons sur notre « grand malade » préféré, le Cinéma. Comment va-t-il ? Qu'en reste-t-il ? Comment Wim accommodera-t-il les restes ? Les paysages et les enfants ? Très bien. Les couples errants et dépareillés ? Plutôt pas mal. Le spleen cinéphilique ? Reçu cinq sur cinq (et partagé). La narration ? Encore bien laborieuse. Les scènes d'amour ? Un chouia puritaines. Les femmes ? Difficiles à filmer. L'émotion ? Contenue, mais de moins en moins, etc.
Cela ne s'est sans doute jamais produit, une telle connivence entre un cinéaste et son public : Wenders a le privilège de concerner les gens de quarante ans et de séduire ceux de vingt. Comme si le premier de la classe révisait pour nous un écrasant programme d'histoire et géographie (du cinéma) par lequel nous nous souvenons être passés. Comme si nous lui demandions de nous surprendre à chaque film, mais pas trop, sans quoi nous ne serions plus les témoins de ses progrès. Ceux d'un passeur qui naviguerait au jugé vers une suite (quand même) possible du cinéma. D'où l'émotion. Car pour continuer, il faut savoir ce(ux) que l'on continue. A des titres divers — et parmi bien d'autres —John Ford, Allan Dwan, Yasujiro Ozu et Nicholas Ray ont compté pour Wenders.
Des contemplatifs. Des cinéastes de l'émotion, justement. C'est eux qu'il continue, c'est cette émotion que presque plus personne ne sait faire naître d'une suite d'images aujourd'hui et que j'appellerai, faute d'un meilleur terme, « l'émotion en plan général ». Qu'est-ce à dire ? Au risque de mal me souvenir d'un film déjà ancien (mais le cinéma n'est-il pas fait aussi de ce que nous avons halluciné ?), je prendrai un exemple dans un film de Nick Ray. Dans Le Violent (In a Lonely Place), le couple Humphrey Bogart-Gloria Grahame épluche des pamplemousses (étaient-ce bien des pamplemousses ?) dans sa cuisine. Il ne se passe rien, et Bogart dit soudain quelque chose comme : quelqu' un qui nous verrait, maintenant, devinerait-il que nous sommes heureux ? Et le spectateur, très vite, se dit que oui, peut-être, mais qu'une seconde avant, lui-même n'y pensait pas.
Émotion devant la précarité de l'instant et la beauté fragile du cinéma, capable de nous rendre la scène « proche » sans qu'il y ait besoin pou autant d' « approcher » la caméra. Sans l'effraction d'un gros plan ou l'indiscrétion d'un zoom-à-tout-faire. C'est le mouvement de caméra à l'envers, celui qui se passe dans le corps du spectateur, que l'on peut appeler « émotion ». Elle vient de ce que nous devinons, soudain. Mais quel est le mot le plus important, « devinons » ou « soudain » ? Les deux. « Devinons » parce que nous avons failli laisser passer le moment. Alors nous acceptons de rester à la porte de la cuisine du Violent et c'est d'un autre œil que nous remarquons que Ray est un grand scénographe. J'ai pris mon exemple chez lui, mais j'aurais pu en citer cent autres, du même ordre, tirés de Paris, Texas.
On a beaucoup vanté Wenders pour la façon dont il savait conférer un style — presque une « Wenders touch » — à sa façon de regarder les paysages et d'en capter la photogénie. Mais s'il n'y avait que cela, il n'aurait tourné ni Paris, Texas, ni la dernière scène de Paris, Texas. Celui qui regarde se met à distance mais qui garde trop ses distances court deux risques : le Charybde de la froideur et le Scylla du maniérisme. Wenders ne les a pas toujours évités. Mais ce qui le sauve de sa propre facilité, c'est la certitude (plus forte que jamais avec ce dernier film) qu'il doit y avoir une distance (une seule) à partir de laquelle toute chose (hommes et paysages) n'apparaît pas seulement comme étrangement « distanciée » mais comme la promesse affectueuse d'un secret. Qu'on ne saurait dire (comme chez Ozu), qu'il serait plus élégant de taire (comme chez Dwan), ou douloureux de raviver (comme chez Ford).
Au cinéaste (c'est alors que son immense talent de scénographe lui sert) de garder son spectateur en « plan général » ; à la porte de la cuisine, dans le désert Mojave, dans un bar ou un motel miteux, dans un peep-show, partout où se passe l'histoire. D'apprendre à vivre avec le secret, comme le fait (héroïquement) le frère de Travis dans Paris, Texas. De laisser aux personnages le temps de s'apprivoiser les uns les autres, comme Travis fait avec le petit Hunter, son fils, à la sortie de l'école. La distance juste, pour Wenders, c'est celle à partir de laquelle il nous serait possible de vouloir en même temps forcer le secrer et de laisser intact. Cet « en même temps » est le temps même de l'émotion.
Les contemplatifs veulent mériter le paysage, pas le posséder. S'y glisser furtivement, pas s'y faire remarquer. Le modifier, pas le refaire. Que veut Travis, l'homme qui (Wenders dixit) « revient de chez les morts » ? La même chose que Wenders quand il « revient » du mythe de la Mort du Cinéma. La même chose que nous lorsque nous ovationnons Paris, Texas à Cannes. Rentrer dans le tableau (de famille) d'où il avait disparu, prendre le temps qu'il faut pour en modifier le détail. Un seul, mais de taille : enlever un enfant (le « prélever » plutôt) d'un coin du tableau et le mettre à coté d'une femme dont les traits estompés hantaient le même tableau, en un autre endroit. C'est une retouche, un travail d'acupuncteur. Ensuite, Travis quitte le tableau une seconde fois, son secret intact.
Le secret (souvent banal) n'est pas un morceau qui puisse être craché, c'est l'horizon creux d'une courbe asymptotique. A force de s'en rapprocher, on s'en éloigne. A force de nous rapprocher de Travis, l'homme surgi du désert, nous n'avons pas vu qu'il était déjà en train de s'éloigner de nouveau. L'émotion-Wenders est un boomerang."
Serge Daney, 20/09/1984
Le film le plus directement émotionnel de Wim Wenders, il ré-utilise les conventions du road movie et s'attache à un drame familial. L'errance est clairement...
Lire la suiterien à dire sur ce film magnifique , je l'ai vu cent fois je ne m'en lasse pas + la bande son superbe