" Pieds nus dans les limaces est le portrait d'une âme simple, immature, fantasque. Lily est-elle toquée ? On serait tenté de le croire, comme les gens "normaux" qui gravitent autour d'elle. D'autant que Fabienne Berthaud avait déjà flirté avec la folie dans son premier film, Frankie, où elle peignait la déglingue d'un mannequin border line que l'univers impitoyable de la mode et un rapport douloureux à la mère envoyaient dans une clinique psychiatrique. Mais son regard empathique est plus subtil que ça, plus sévère sur la société qui entoure cette jeune fille que les voisins, la famille verraient bien à l'asile, et qui, à sa façon, entre provocante frivolité et caustique lucidité, dénonce le conformisme de la gent humaine.
Lily est moins une dérangée qu'une dérangeuse de l'ordre social, une insoumise, quelqu'un qui ne rentre pas dans les cases, qui mène son existence sur le fil du rasoir. Elle fait rentrer dans la maison un dindon dont elle vernit les ongles, collectionne les peaux d'animaux (lapins, taupes, fouines, souris...) pour fabriquer des pantoufles ou autres accessoires de mauvais goût, se fait d'une pieuvre une perruque, empaille les chats, congèle un chien dont la propriétaire lui tape sur les nerfs, confectionne des bibelots improbables, telle la "pouloeil", jonction taxidermiste et surréaliste d'une poule et d'un écureuil.
Peu soucieuse de sa silhouette qu'une gourmandise effrénée rend "épaisse comme de la pâte à crêpes", elle virevolte en godillots et jupes courtes, suce son pouce, joue comme une enfant dans sa baignoire, vit en baby doll une sexualité débridée ("Je m'amuse ! J'ai un corps, c'est pour m'en servir !"). Elle a transformé une cabane en capharnaüm d'objets fétiches, planté des jambes de poupées dans la forêt, doigts de pied en l'air. Elle vit en osmose avec la nature et dit à tout le monde ses quatre vérités.
Ce personnage, dont Fabienne Berthaud exalte la blondeur sauvage et l'arrogance désinhibée, est interprété avec un réjouissant sens de l'inconvenance par Ludivine Sagnier, aux côtés d'une convaincante Diane Kruger dans le rôle de sa soeur Clara, qui lâche boulot et mari pour s'occuper d'elle. Clara est la soeur modèle, celle qui n'a jamais voulu contrarier personne, qui s'est glissée dans un moule. Confrontation de deux déséquilibres, Pieds nus sur les limaces est aussi l'histoire d'une conversion.
Mais la réussite de ce film qui n'est pas sans évoquer les débuts de Jane Campion (Sweetie, Un ange à ma table) tient aussi à sa luminosité, à la dextérité d'une caméra jamais figée, à l'univers esthétique de Lily auquel la plasticienne Valérie Delis a donné un style, une cohérence. Les photographies de Francesca Woodman, Cindy Sherman et Marie Ellen Mark ont servi de référence pour cerner le profil de l'ingérable Lily."
Jean-Luc Douin