" Il serait ridicule qu’une querelle s'établisse entre les partisans du Wajda et ceux du Skolimowski, chaque clan ayant son Polonais exilé, les uns favorables à la gravité d’une réflexion politique parée des prestiges de l’évocation historique, les autres séduits par la modestie hautaine d’une Table ciselée par un auteur qui ne se soucie pas d’etre immédiatement compris de tous et qui n’entend pas faire déferler dans l’instant des vagues d’émotion.
Il est vrai qu’on aurait beau jeu d’opposer la hâte un peu bousculée de Danton à la concision minutieuse, au travail d’orfèvre de Moonlighting [titre original de Travail au noir]. Qu’on serait tenté de trouver plus de sincérité et plus d’humanité chez Wajda que chez son compatriote, qui ne fait rien pour démentir l’image d’esthète que nous nous sommes faite de lui depuis les temps lointains de Walkover et qui ne craint pas d’apparaître aux yeux des étourdis comme une manière de dandy non dénué de morgue et peu sensible aux misères du temps. Il nous semble, cependant, que l’enseignement de Danton n’interdit pas qu’on soit réceptif à celui de Moonlighting. (…) Alors qu’on est déconcerté par la démarche d'un auteur qui choisit l’ellipse ou la litote de preference à l'analyse insistante, le langage du cadre et du plan de préférence aux figures de la rhétorique socio-politique. Il serait étonnant de voir Moonligliting susciter autant de commentaires émanant de personnalités non cinéphiles que Danton en a suscités dans la presse écrite.
Il est vrai que Skolimowski ne se réfère pas à notre passé historique, mais la construction métaphorique qu’il nous propose concerne peut-être plus directement l’actuelle situation polonaise. Et ses possibilités de lecture, fort nombreuses, sont de nature à perturber autant de consciences.
La beauté formelle de Moonlighting est si évidente qu’il est parfaitement superflu de la souligner. A Cannes, l’an dernier, c’était, avec Identification d’une femme, le film le plus judicieusement « mis en scène », celui qui pouvait le mieux se passer du secours des mots, celui qui nous rappelait avec le plus de pertinence que le cinéma demeure avant tout le problème d’organisation de l’espace et de condensation (ou de dilatation) du temps que les cinéastes classiques nous ont fait découvrir par les solutions qu’ils lui ont apportées. Et que tout le reste — et il faut prendre le mot au pied de la lettre — est littérature.
Ce qu’il n’est pas inutile de rappeler, en revanche, c’est qu’on a peu fait de films aussi justes sur le phénomène de l’immigration clandestine, qu’on n’a jamais tracé avec autant de fermeté les limites du monde rigoureusement clos, étouffant, du travailleur immigré, jusqu’à nous les faire sentir physiquement, avec leur cruauté absurde, leur tyrannie dérisoire. Aucun documentaire aussi bien intentionné soit-il ne nous a jamais fait sentir plus vivement, que je sache, que les conditions de l’exil involontaire et subi dans la pénurie matérielle ne font pas seulement de l’être humain un étranger aux autres, mais un étranger à lui-même. On n’a guère tracé, non plus, de parallèle plus éclairant entre la mentalité occidentale et celle de l’habitant d’un pays de l’Est. On ne nous a guère donné à considérer notre mode de vie par les yeux de ceux qui le tiennent pour enviable tout en en redoutant les tares.
On peut aller plus loin dans la lecture de Moonlighting. Voir dans la description à la fois sensuelle, humoristique et passablement âpre qu’il fait d’une entreprise de caractère quasi stakhanoviste (on sait qu’il s’agit de la rénovation accélérée clandestine d’un appartement londonien) la métaphore des modes d’action et de pensée imposées par le socialisme stalinien et de leurs prolongements dans la situation actuelle des démocraties populaires (et particulièrement dans la situation polonaise, cela va sans dire).
On peut se féliciter que l’auteur de Moonlighting, loin de se contenter d’exposer une thèse partisane et résolument dissidente, nous donne à comprendre comment et pourquoi on a pu être stalinien et comment on peut l’être encore. (…) Dure leçon, mais c’est du grand art. Et qui ne nous semble pas inutile."
Michel Perez, 15/01/1983