" Trois vies et une seule mort : chez Raoul Ruiz, le compte n'est jamais bon. Pour une raison bien simple : embrouiller les comptes, c’est le premier subterfuge du conteur. Le meilleur moyen de maintenir son auditoire sur le qui-vive. Ainsi, vous avez payé votre billet de cinéma, pris vos précautions devant la recrudescence des vols de sac à main, mais le contrat pourrait bien ne pas s’arrêter là : regardez ce qui arrive à André (Féodor Atkine), un type comme vous et moi, descendu, un jour de forte migraine, acheter des cachets à la pharmacie, soudain alpagué par un drôle de personnage, un certain Mateo Strano : « J'aimerais vous connaître. Je suis prêt à payer pour cela. * Un type qui vous propose de l’argent pour que vous Jui racontiez votre vie - une sorte de psychanalyste à l’envers -, c’est louche.
André a beau protester, se rebeller, s’arc-bouter, il est déjà trop tard : l’autre, avec sa faconde méditerranéenne, sa bonhomie empressée, l’oblige à se raconter et à empocher les billets. Mais c’est évidemment pour mieux l’embarquer dans son histoire à lui. André y laissera sa tête, au sens propre. Quant à Mateo Strano (Marcello Mastroianni), il troquera ensuite son identité contre celle du professeur Vickers (Mastroianni encore), bientôt remplacé par le « majordome » (Mastroianni toujours) et Luc Allamand (coucou, c’est encore lui). Car, dans ce film, même le titre est une mystification : refaites les comptes, une seule mort, oui. Mais quatre vies...
Il faudrait y ajouter celle(s) de Raoul Ruiz, cinéaste qui a navigué entre Santiago et Lisbonne, Rotterdam et Paris. Qu’on a signalé au large d’une poignée de chefs-d’œuvre - L'Hypothèse du tableau volé, La Ville des pirates, L'Eveillé du pont de l'Alma -, noyé parmi les essais, brouillons et autres films inaboutis. Sans parler d’un apocryphe - Tous les nuages sont des horloges - qu’il n’a jamais signé que du nom du romancier qui l’avait inspiré, un Japonais. « Mais il était de moi, ce roman », avoue-t-il aujourd’hui...
Il y a du prestidigitateur et de l’homme de foire en Raoul Ruiz : à chaque film, tel le marin des Trois Couronnes du matelot, il vous hèle et vous tire par la manche, vous fait les poches, puis vous mène par le bout du nez en ressuscitant tous les trucs de Méliès. Et en y ajoutant les siens...
Cette fois, tout commence par le truc de la « caution scientifique ». Par ici, braves gens, venez entendre 1’ homme qui sait, l’homme qui a vu l’homme, et qui n’a jamais raconté que des histoires invraisemblables, donc vraies. Cet homme, c’est Pierre Bellemare. Mais aussitôt, le visage de l’illustre conteur s’efface devant les images de l’histoire qu’il raconte. La voix off Bellemare prétend authentifier les faits et gestes de Mateo Strano et de ses doubles. Mais c’est un leurre : cette voix off est une voix d’outre-tombe, qui parle pour les morts, et non pour dire la vérité.
(...) On verra aussi un mendiant milliardaire, une pute femme d’affaires, un professeur d’anthropologie négative, un châtelain majordome. Et puis un étudiant en thermodynamique - éro-tomane, comme tous les étudiants en thermodynamique » - et un couple de tourtereaux (Chiara Mastroianni et Melviî Poupaud), « absolument charmants mais pas du tout érotiques ». On ne vous racontera pas leurs tribulations et métamorphoses, puisque Pierre Bellemare, l’homme des histoires vraies, le fait mieux que quiconque. A chaque fois que l’histoire s’emballe, dérape, bifurque, sa voix vient la recadrer. Fausse caution objective, bien sûr, qui prétend donner cohérence à des « faits » qu’elle enveloppe d’un mensonge vertigineux...
La voix de Pierre Bellemare, c’est celle de la « belle langue française », aux formules rondes et à la diction travaillée. Elle s’oppose aux langues excentriques et baroques des différents protagonistes. Entre les acteurs étrangers (Marcello Mastroianni, Anna Galiena, Marisa Paredes) et ceux qui réinventent des tonalités bizarres (Jacques Pieiller, en bègue snob, et Féodor Atkine, en apatride du Sud), Ruiz s’amuse à construire une tour de Babel des accents. Son cinéma ne délimite un territoire linguistique que pour mieux s’en échapper.
Il faut accepter de s’égarer lorsqu'on s'embarque avec Raoul Ruiz, puisque lui-même ne s’y retrouve pas toujours. Par un effet d’anamorphose, le dernier volet du triptyque s’étire, se déforme, jusqu’à l’absurde. A mesure que l’histoire s’embrouille, le rythme faiblit, la drôlerie y est moins vive. N’empêche, on ne troquerait pour rien au monde ces trois, pardon, ces quatre vies tumultueuses, contre un fleuve plus tranquille. Il faut, dit Ruiz, considérer les films comme des ruines. Et s’y promener, à la manière des romantiques : avec le délicieux sentiment qu’on pourrait s’y perdre."
Vincent Remy, 22/05/1996