... depuis Jim Jarmusch et John Woo qui donnent leur propre version du Samouraï (avec Delon, en 1967), façon hip-hop ou façon triades chinoises, en passant par Tarantino dont pratiquement tous les films doivent quelque chose à Melville (la dilatation du temps, l'importance du vêtement/emblème du personnage, les mots contredits par les images... quand ce n'est pas une silhouette précise qui est citée telle l'infirmière blonde venue pour administrer la piqûre fatale dans Kill Bill, réplique stylisée de Deneuve dans Un flic.
Il y aurait de quoi remplir de nombreuses listes si l'on voulait relever tous les emprunts, hommages et citations, avoués ou non, à Melville par les cinéastes d'aujourd'hui soucieux d'écriture cinématographique autant que de captiver leur public.
Car Melville s'était vite donné comme objectif de satisfaire le public, impérativement, concevant ses films comme des "pièges à spectateurs". Il avait ainsi tiré de l'échec de Deux hommes dans Manhattan, la leçon de ne plus jamais filmer la flânerie, ni une "quête" (dont l'aboutissement est trop souvent décevante) et avait érigé ces constations en tabous. Il n'en faisait pourtant qu'à sa tête, incapable de faire un cinéma autre que celui qui dévorait sa vie, réinventant les règles du récit et façonnant ses acteurs (Belmondo n'a jamais été si sobre, ni Delon aussi conscient du masque qu'il créait en le fusionnant à sa propre image).
C'est pourquoi, très vite, dès Le Doulos (1963), ses films se mirent à négliger réalisme et vraisemblance pour privilégier un temps intime, même distendu, et un univers visuel totalement personnel (ni les gangsters que Melville montre, ni les lieux, ne correspondent à une vérité historique). D'ailleurs, le cinéaste avait lui-même ses propres balises, ancrées dans la légende hollywoodienne (Quand la ville dort de John Huston et Le Coup de l'escalier de Robert Wise, sont pour lui d'inépuisables sources d'inspiration et de références, tant thématiques que visuelles et sonores) qui en font l'un des rares véritables stylistes chez les metteurs en scène hexagonaux, aux côtés d'un Bresson ou d'un Godard.
Né Jean-Pierre Grumbach, Juif Alsacien, il avait adopté pendant la guerre le nom de Melville en hommage à l'écrivain et le garda lorsqu'il devint cinéaste. Endosser une nouvelle identité pour créer enfin un monde tel que dans ses fantasmes par le biais du cinéma était logique. Ce qui lui valut à la fois une admiration inconditionnelle (Le Samouraï fut aussitôt reconnu comme un grand film maniériste) et l'incompréhension (Un flic, son ultime film, jouant, maladivement, avec les faux-semblants, fut pris à contre-sens). Car son succès, comme souvent les succès, vint d'un malentendu. Les épures melvilliennes (L'Armée des ombres, Le Deuxième souffle, Le Cercle rouge) furent encensées parce que le réalisme y faisait jeu égal avec l'abstraction. Dès lors que Melville mêla les deux, personne ne s'y retrouva.
Ainsi Melville fut abasourdi par l'échec public et critique d'Un flic, lui qui, après le triomphe absolu au box office du Cercle rouge, voulait aller encore plus haut et viser le "chef-d'oeuvre". Il mourut prématurément, non sans avoir pris soin de se fâcher avec la moitié de la profession qui le qualifiait tantôt de caractériel (ses tournages étaient sources de conflits permanents), de fou (il avait racheté un hangar qu'il avait transformé en studios de cinéma et il vivait au-dessus), de réactionnaire (après 68, il siégeait à la commission de censure et ne se privait pas de dire du mal des jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague dont il avait été, un temps, le modèle, pour ne plus rien avoir affaire avec eux)...
Melville cultivait l'ambiguité et préfèrait entretenir à son sujet des légendes et des rumeurs, mêmes négatives, que de se passer de ce "cinéma". A la fois détesté et statufié, Melville a construit une oeuvre sur les ruines d'une vie qui perdait tout son sens hors de l'obscurité des studios, des salles de montage et de projection. D'où l'inquiétude très particulière qui sourd dans les images melvilliennes. Viennent-elles à séteindre que c'est la vie elle-même qui s'efface.
Philippe Piazzo