On a connu des filmographies plus fournies : 23 titres entre 1949 et 1979, c'est peu pour un cinéaste hollywoodien de la période. Mais 18 entre 1949 et 1960, ce qui signifie qu'il n'a pas cessé de tourner durant les années 50, abordant sans états d'âme tous les genres que les studios lui proposaient, policier, western, film de guerre, comédie musicale, drame psychologique.
Qu'il ait pu, à travers tous les codes et les schémas narratifs imposés (on n'en était pas encore à la déconstruction des règles lancée par les cinéastes du Nouvel Hollywood des années 70), bâtir une œuvre et une "manière" reconnaissables prouve son habileté et sa puissance. Il ne fut pas un cinéaste parfait, si tant est que l'espèce existe ; pas un roc comme Ford, un faux dilettante blindé comme Hawks, un pervers astucieux comme Hitchcock. Même ses plus grands films, Les Amants de la nuit, Johnny Guitare, Traquenard, contiennent des scories, affichent leurs instants de faiblesse. Mais c'est certainement dans cette fêlure que réside leur beauté et la proximité qu'ils conservent, six décennies après leur apparition.
Il parvient tard à la réalisation, à presque 40 ans, après avoir surtout goûté du théâtre engagé, avec les grands pratiquants du moment, Joseph Losey et Elia Kazan. C'est d'ailleurs celui-ci qui l'introduit dans le cinéma, en le prenant comme assistant sur son premier film, Le Lys de Brooklyn, en 1945.
Quatre ans plus tard, la politique résolument "découvreuse" de la RKO lui permet de passer derrière la caméra, et il tourne Les Amants de la nuit (They Live by Night), superbe adaptation du roman d'Edward Anderson (dont Robert Altman tirera Thieves Like Us en 1974). La dérive des jeunes amants Farley Granger-Cathy O'Donnell est un des joyaux du genre, préfigurant les grands couples criminels, de Gun Crazy à Bonnie and Clyde ; n'aurait-il signé que ce seul film que Ray aurait droit à demeurer dans les mémoires. Repéré par Humphrey Bogart, il enchaîna presque immédiatement Les Ruelles du malheur (Knock On Any Door, 1949) et Le Violent (In a Lonely Place, 1950), de nouveau deux polars qui sonnent pour l'acteur comme un adieu au genre ; le couple qu'il forme avec Gloria Grahame (par ailleurs Mrs. Ray) dans le second titre est du même ordre que celui des Amants de la nuit – Ray n'est pas seulement un peintre des amours de la jeunesse, comme le montrera La Fureur de vivre, mais de la maturité, comme le prouveront Johnny Guitare et Traquenard.
Il tourne quelques films plus impersonnels (et même quasiment nuls, tel Les Diables de Guadalcanal, The Flying Leathernecks, 1951) puis réalise avec Les Indomptables (The Lusty Men, 1952) son premier western, rencontre mélancolique entre Robert Mitchum, héros bluesy de la fin d'un monde (celui des cow-boys de rodéo), et Susan Hayward – encore un couple peu oubliable, même s'il n'atteint pas la fulgurance du binôme Sterling Hayden-Joan Crawford que réunit Ray dans Johnny Guitare (1954), tourné consécutivement. Si le film, pourtant conçu comme un western de série, est devenu mythique, c'est par la grâce d'une mise en scène inspirée – toujours la circulation d'air derrière les personnages… - qui transmute certaines séquences à l'origine banales (la scène dans la cuisine du saloon) en morceaux anthologiques. Pour être honnête, on ne retrouvera pas ces sommets dans les deux autres westerns, par ailleurs fort estimables, tournés par Ray ensuite, ni dans À l'ombre des potences (Run for Cover, 1955), ni dans Le Brigand bien-aimé (The True Story of Jesse James, 1957), malgré la performance de James Cagney dans le premier.
Entre ces deux titres, s'inscrit La Fureur de vivre (Rebel Without a Cause, 1955), deuxième rôle important de James Dean après À l'Est d'Eden de Kazan. Le film de Ray sortit quelques semaines après la mort de l'acteur et contribua grandement à l'élaboration du mythe. Il faut dire que, plus que dans le film de Kazan, drame non exempt d'une lourdeur toute biblique sur l'incompréhension familiale et les relations fraternelles, Dean y incarnait une figure de rebelle social dans laquelle put se reconnaître toute une génération et son blouson rouge devint un flambeau, comme le Perfecto de Marlon Brando dans L'Équipée sauvage quelques années auparavant ; et le couple formé avec Natalie Wood fit rêver plusieurs millions de teen-agers planétaires. Il s'agissait, encore une fois, d'un film de série, le malaise de la jeunesse étant devenu quasiment un genre au milieu des années 50, film de série transfiguré par la patte du réalisateur. La Fureur de vivre a, certainement, vieilli, comme tous les films dépendants de leur époque ; mais il constitue un repère, l'expression d'une période révolue, qui touche encore, non plus par la justesse du tableau dressé mais par la charge poétique qu'il contient.
Le vieillissement frappe également quelques titres, L'Ardente Gitane (Hot Blood, 1956), Derrière le miroir (Bigger Than Life, 1956), Amère victoire (Bitter Victory, 1957), même s'ils recèlent, pour les amateurs du cinéaste, des beautés. Ray n'était pas producteur, donc dépendait de la commande ; en outre, des difficultés personnelles contrariaient souvent ses tournages et, il fut à la fois un cinéaste de l'échec (jamais de winners parmi ses héros) et, vers la fin de la décennie, un cinéaste mis en échec par les studios.
Il n'empêche qu'il conclut les années 60 par deux films imparfaits et magnifiques, tout à fait représentatifs de sa manière, La Forêt interdite (Wind Across the Everglades, 1959) et Traquenard (Party Girl, 1959). Fatigué, parfois incapable d'assurer le tournage, il signe pourtant avec le premier un de ses plus beaux titres et l'histoire de ces chasseurs d'aigrettes dans les marais de Floride demeure un chef-d'œuvre en morceaux, traversé d'un rare lyrisme, hymne écologique avant l'âge. Le second représente les adieux au polar du cinéaste et le dernier grand rôle de Cyd Charisse, aussi émouvante en amoureuse de Robert Taylor, avocat douteux, qu'en danseuse de cabaret – et les deux numéros dansés qu'elle interprète sont parmi les plus mémorables de sa carrière. Le film, boiteux et étincelant, est l'ultime film du Nick Ray reconnaissable.
Après Les Dents du Diable (The Savage Innocents, 1960), il se voit, comme son confrère Anthony Mann au même moment, acculé aux superproductions, et après Le Roi des rois (King of Kings, 1961), enchaîne sur Les 55 Jours de Pékin (55 Days at Peking, 1963), deux naufrages. Malade, il perd la confiance des producteurs, attend onze ans avant de pouvoir tourner un sketch (The Janitor) dans un film érotique néerlandais (Wet Dreams, 1974) et réalise, avec ses étudiants, un film expérimental (We Can't Go Home Again, 1976) – rien à voir avec sa gloire passée.
Mais les cinéphiles ne l'ont pas oublié. Wim Wenders rassemble tous les cinéastes indépendants qu'il aime dans L'Ami américain (1977) et lui offre un rôle, avant Milos Forman dans Hair (1979). Mais, surtout, il lui propose de coréaliser un film, qu'il interprètera en tant que Nick Ray – Nick's Movie (qui aura également pour titre Lightning Over Water).
Le projet est quasiment sans scénario, mais avec un élément emblématique, une jonque, pour faciliter le passage entre les deux mondes des vivants et des morts. Atteint d'un cancer du poumon, diminué mais lucide, Ray laisse Wenders filmer ses derniers moments – jamais, la définition du cinéma comme captation de la mort au travail n'a été aussi justifiée. Le film pourrait être morbide, impudique, insupportable. En réalité, c'est un acte d'amour sans guère d'équivalent, amour d'un cinéaste pour un de ses pairs, amour du cinéma plus grand que la vie. Belle façon d'achever une trajectoire.
Né Raymond Nicholas Kienzle, à Galesville, Wisconsin, 7 août 1911, Nicholas Ray disparut à New York le 16 juin 1979
Lucien Logette