JIM JARMUSCH
Rockstar du cinéma indépendant et chantre du mouvement perpétuel

Dès Permanent Vacation, en 1979, l’univers de Jim Jarmusch se met en place. Mouvement (des acteurs, plus que de la caméra, assez fixe), temporalité alanguie, personnages et situations atypiques avec leurs dialogues mi-fantaisistes mi-philosophiques, musique exigeante, jeu de références culturelles, réseau de collaborateurs… Tout un cinéma s’annonce — une filmographie riche, tantôt en couleurs, tantôt en noir & blanc —, promise à des récompenses comme aux faveurs de la critique.

Venu de la littérature et du punk, influencé par Nicholas Ray et Wim Wenders autant que par les films de genre, le réalisateur va devenir un nom incontournable du cinéma indépendant… Un saint patron, même, auquel on comparera les autres (Hal Hartley, etc.). L’objet de ces honneurs ? Une esthétique aussi mémorable que le look de ce géant d’1,88 m à la « dégaine féline, gueule de James Dean aux cheveux prématurément blanchis. Moue de jeune Elvis et la banane qui va avec. On se dit que s’il n’avait pas été metteur en scène de cinéma, il aurait été star (rebelle sans cause), ou rock (pur et dur). » écrivait Louis Skorecki dans le journal Libération du 4 mai 1984.


Mise en mouvement 

Fin des années 70. Résident de l’Upper West Side — où il fréquente le CBGB’s et le Mudd Club — et étudiant à la New York University Graduate Film School qui formera aussi Spike Lee, Jim Jarmusch, jeune punk aux racines littéraires obtient une bourse. Elle induit l’opportunité de seconder son héros Nicholas Ray (La Fureur de vivre/Rebel without a cause), cinéaste alors malade affublé d’un bandeau de corsaire, en duo avec Wim Wenders sur le documentaire Nick’s movie (1980). Plus tard, une assistante française du réalisateur allemand — une certaine Claire Denis — travaillera sur Down By Law (1987) et Jarmusch finira par lui « emprunter » l’acteur de son premier film (Chocolat, 1988), Isaach de Bankolé. Mais pour l’heure, Jarmusch prépare encore son premier projet personnel, Permanent Vacation

La veille de commencer le tournage, il compte parmi les premiers informés du décès de Nicholas Ray, filmé par Wenders, le 16 juin 1979. Pour le jeune réalisateur américain, c’est une page qui se tourne et l’heure du passage à l’acte créatif. Le début d’une carrière indépendante riche, avec sa compagne Sara Driver (future réalisatrice de Basquiat, un adolescent à New York, en 2017) pour produire ses premiers pas et Tom DiCillo en chef opérateur (futur réalisateur de l’excellent Ça tourne à Manhattan, 1995) qui l’accompagnera aussi pour Stranger Than Paradise (1984).

Rapidement, son goût pour le noir et blanc poussera Jarmusch à solliciter un autre directeur de la photographie, collaborateur habituel de Wenders. C’est ainsi Robby Müller qui travaillera sur Down by Law, Mystery Train (1989) et Dead Man (1995). Plus tard, Jarmusch fera appel au chef opérateur des premiers Lynch — Frederick Elmes — et à celui de Wong Kar-Wai, Christopher Doyle (The Limits of Control, 2009). Entre exigence et spontanéité, Permanent Vacation suit les pérégrinations d’un adolescent insaisissable (Christopher Parker, souvent introuvable au moment de tourner), un personnage qui se rend au cinéma voir Les Dents du diable de Nicholas Ray (tiens, tiens…) et finit sur un embarcadère en vue de prendre un bateau pour la France. Le long métrage s’ouvre sur des ralentis et tente des plans-séquences.  Les intérieurs se tournent chez le saxophoniste John Lurie — auteur d’une bande-son jazz sophistiquée —, figure new-yorkaise qui accueille parfois Basquiat. Ce premier film s’impose comme une profession de foi : c’est définitivement l’underground qui intéresse Jarmusch, et les marges en général.

Art du déplacement

Cinéaste iconique de l’errance, Jim Jarmusch mettra souvent en scène des personnages décalés géographiquement/linguistiquement, temporellement voire existentiellement. Eva, la Hongroise expatriée du magnétique Stranger than Paradise annonce ainsi Roberto Benigni, l’Italien du picaresque Down by Law (un rôle qui lancera sa carrière). Dans le formidable Ghost Dog de 1999, Forest Whitaker évolue à contre-courant de la mafia italienne new-yorkaise, guidé par son code de l’honneur samouraï. Son meilleur ami, Isaach de Bankolé, s’évertue à vendre ses glaces et partager ses états d’âme en français, suscitant l’incompréhension de tous. Évoquons encore le couple japonais du très beau Mystery Train et les vampires de l’ampoulé Only Lovers Left Alive (2013). La dissonance de tous ces individus à l’image n’a d’égale que celle de Johnny Depp dans le sublime Dead Man. Un film qui projette son personnage de comptable guindé en pleine sauvagerie Far West. 

Même sentiment de décalage pour Adam Driver, le poète de Paterson (2016), Bill Murray, le séducteur vieillissant du truculent Broken Flowers de 2005 ou encore Tom Waits dans le clip criard et boiteux de l’éloquent « I don’t want to grow up »… Autant de déambulations ralenties et claudicantes (la laborieuse évasion de Down by Law à travers les bayous) voire hors du temps (Only Lovers left alive) auquel le spectateur se voit convié, en qualité de compagnon de route. Bouts de chemin sinueux, pérégrinations extérieures et intérieures sans points d’arrivée satisfaisants (Broken Flowers ou Paterson en témoignent tout particulièrement : l’important chez Jarmusch n’est jamais la destination…). Tranches de vie et partitions inachevées à l’image du premier film Permanent Vacation de Jarmusch, rythmé par les improvisations jazz de John Lurie (futur collaborateur récurrent, comme musicien et acteur)… Derrière ces œuvres audiovisuelles devenues, pour certaines, des classiques instantanés (Stranger than Paradise, caméra d’or à Cannes, Dead Man semi-échec commercial légitimement encensé par la critique…) se dresse un cinéaste capital, à la patte immédiatement reconnaissable entre photographie léchée, lenteur et fixité émaillées de quelques travellings latéraux, références littéraires choisies parfois inscrites dans des cartons, surimpressions mélancoliques (Ghost Dog, Paterson…), fondus au noir et bandes-son délicieusement underground. 

Jouer avec les icônes

Screamin’ Jay Hawkins tiendra la réception de l’hôtel de Mystery Train accueillant des fans d’une autre icône, Elvis, cinq ans après le Stranger than paradise qui célébrait copieusement son « I put a spell on you » (passé en boucle par Eva). Seulement, une scène plus récente cristallise encore plus nettement le goût de Jarmusch pour les références, entre pieux hommages et démystifications amusées. « I got something weird, something for the wall », lance le barman Doc (Barry Shabaka Henley) de Paterson à Adam Driver, avant de lui désigner une manchette de juin 1970 rapportant qu’à l’élection de l’« homme le plus sexy de l’année » par un club local d’adolescentes, c’est Iggy, le jeune chanteur des Stooges, qui l’a emporté. Le taulier épingle alors l’article de journal au wall of fame des moments et figures mémorables de Paterson, banlieue éponyme du New Jersey avec Lou Costello, Uncle Floyd et d’autres. 

À ce petit oratoire répond un autre autel, celui du bureau de la cave où Adam Driver se consacre à l’écriture. Le portrait du poète William Carlos William y veille son propre recueil Paterson ainsi que des livres de David Foster Wallace, Paul Auster, Sy Montgomery tandis qu’Emily Dickinson, Frank O’Hara, Allen Ginsberg et Pétrarque seront évoqués au cours des dialogues. Indéniablement, cette approche citationnelle participe à l’identité du cinéma jarmuschien (The Limits of Control reprend d’ailleurs le titre d’un livre de Burroughs et s’ouvre sur les premiers vers du Bateau ivre de Rimbaud, ode au voyage). Les personnages s’y obsèdent presque toujours de marottes qui les mettent en mouvement et leur permettent d’entrer en relation/friction avec autrui. Quelques exemples : la musique de Screamin’ Jay Hawkins on l’a dit (pour Eva dans Stranger than Paradise), la poésie de William Blake (pour l’Indien Nobody de Dead Man) et celle de Walt Whitman pour Roberto dans Down by Law. Citons également le goût du jazz éthiopien que Winston/Jeffrey Wright transmet à Bill Murray dans Broken Flowers, sous la forme des compilations écoutées au cours de son roadtrip. Mais aussi le Hagakure de Jocho Yamamoto cher à Ghost Dog/Forrest Whitaker, qu’il lègue à la petite Pearline/Camille Winbush après lui avoir prêté le Rashômon et autres contes de Ryûnosuke Akutagawa, un recueil reçu des mains de Louise Vargo/Tricia Vessey. Sans oublier les échanges richement référencés des dandys vampires Eve/Tilda Swinton et Adam/Tom Hiddleston dans Only Lovers left alive

Ses études de littérature (à l’université de Columbia, époque qui l’a vu rencontrer William Burroughs) nourrissent les films de Jim Jarmusch. Ses débuts no wave en tant que claviériste/chanteur aussi, puisque le cinéaste compose désormais ses B.O avec le producteur Carter Logan sous le nom SQÜRL. Jarmusch aime par ailleurs particulièrement mettre en scène les musiciens, à commencer par John Lurie, Tom Waits ou Joe Strummer et jouer avec les icônes en général, entre adoration et dérision, à l’image du travestissement en pionnière revêche et bigote qu’il inflige à Iggy Pop dans Dead Man. À l’instar, encore, du traitement réservé à Elvis, véritable fantôme du Mystery Train entièrement tourné à Memphis. Du King, on n’entend ainsi que la reprise du morceau éponyme (un standard de Junior Parker) et le « Blue Moon », deux brèves parenthèses au sein d’une longue partition blues signée John Lurie. 

De ses origines rock (rappelons qu’avec son premier groupe The Del-Byzanteens, Jarmusch a assuré les premières parties new-yorkaises des Psychedelic Furs, Echo & the Bunnymen ou New Order), le cinéaste a probablement tiré sa curiosité pour les scènes indépendantes. Pensons au titre de Sleep utilisé dans Broken Flowers ou aux extraits sonores de SunnO))), Earth et Boris dans The Limits of Control, sans oublier le luthier néerlandais Jozef Van Wissem auquel SQÜRL s’est associé afin de composer la B.O d’Only Lovers Left Alive. De ce background vient également la décomplexion de l’artiste à solliciter les plus grands noms de l’underground pour des partitions originales et/ou des rôles. John Lurie donc, mais aussi RZA du Wu-Tang Clan (l’excellente B.O de Ghost Dog dans lequel le rappeur apparaît) et Neil Young, dont les crépusculaires improvisations guitaristiques viennent hanter Dead Man avec l’opiniâtreté élégiaque d’un chœur tragique. Cette collaboration avec le Canadien engendrera un clip (Jarmusch ayant déjà fait ses preuves avec Tom Waits, on l’a dit, ou encore les Talking Heads) ainsi que le documentaire Year of The Horse consacré à une tournée de Neil Young et du Crazy Horse, l’année suivante, immortalisé en super 8 et 16 mm avec un rendu granuleux, des effets de zoom ou de flou voués à imiter les larsens et la fébrilité de ce rock fiévreux. Un genre (le rockumentaire) auquel le réalisateur reviendra la même année que Paterson avec le film Gimme Danger sur les Stooges.

Poésie cosmopolite 

Aux côtés des musiciens Meg et Jack White des White Stripes, Tom Waits ou RZA, Iggy Pop apparaît dans Coffee and Cigarettes (2003). Sorte de films à sketches « somme » avec le tabac et l’arabica comme prétexte, l’œuvre compile des saynètes tournées entre 1986 et 2003 riches en clins d’œil au panthéon jarmuschien et effets d’annonce. Au niveau du casting, avec Isaach de Bankolé, Roberto Benigni ou Bill Murray, mais également dans les thématiques puisqu’on y causait déjà d’Abbott et Lou Costello ou encore SQÜRL tout en revenant sur Elvis, à travers le personnage de fanboy incarné par Steve Buscemi, et le fait que son idole ait spolié des artistes noirs comme Otis Blackwell et Junior Parker. Adepte du comique de répétition et de l’anaphore poétique à l’échelle de sa filmographie comme au sein des œuvres (le plan douche de Paterson sur le lit conjugal, la question récurrente « ¿Usted no habla español, verdad ? » du poussif The Limits of Control…), Jarmusch se plaît aussi à revisiter une forme. Dix ans auparavant, il avait en effet exploré ce type de récit avec un taxi en fil rouge pour Night on Earth (1992). Winona Ryder et Gena Rowlands à Los Angeles, Isaach de Bankolé et Béatrice Dalle à Paris, Roberto Benigni et Paolo Bonacelli à Rome… La caméra, comme la voiture, jouait la double-carte cosmopolite d’un mouvement perpétuel et de la parenthèse hors du temps (l’essence même du cinéma jarmuschien ?), celle du taxi qui roule dans la nuit, et du rapport qui s’y noue entre un chauffeur et son passager. 

Un dispositif qui fait encore écho à Mystery Train, dernier volet de ce que le réalisateur considère comme une trilogie initiée avec Stranger Than Paradise et poursuivie avec Down by Law dans la mesure où le film enchaîne plusieurs récits situés à Memphis. « En fait, Mystery Train est aussi une trilogie puisqu’il comprend trois histoires différentes, quoique liées, tout comme ces films japonais bâtis à partir de plusieurs histoires de fantômes, ou encore ces films italiens constitués de plusieurs comédies romantiques. Mais à Memphis, c’est l’Italien qui reçoit la visite d’un fantôme et la Japonaise qui a un certain penchant romantique. » peut-on lire dans le catalogue d’un festival Jim Jarmusch édité par Mars Films. Un propos révélateur de la richesse des influences audiovisuelles du metteur en scène, un homme qui a grandi avec les films de genre (western, horreur, science-fiction, polars…) comme en témoigne son récit de zombies The Dead Don’t Die (2019), mais aussi Fuller, Vigo, Godard, Bresson, Rivette, Ozu et Mizoguchi qu’il a découverts à la Cinémathèque française au cours d’un voyage à Paris, en 1973, quand il étudiait encore les lettres. Voilà qui explique la dédicace de Down by Law au scénariste italien Enzo Ungari et à l’actrice de la nouvelle vague Pascale Ogier (avec laquelle Jarmusch aura vécu une aventure). 

Un cosmopolitisme que reflètent bien des personnages férus de peinture espagnole (Isaach de Bankolé dans The Limits of Control) ou engagés dans un dialogue amoureux et culturel entre Détroit et Tanger (Only Lovers Left Alive). D’autant que le premier long métrage s’inspire des récits d’espionnage pulp tout en citant Godard (« Do you like my ass? ») tandis que Ghost Dog rend un singulier et magnifique hommage aux films de sabre autant qu’aux westerns (le duel final qui cite Le Train sifflera trois fois)… Mais Ghost Dog résonne aussi avec une autre œuvre de Jarmusch, à revoir de toute urgence, l’inoubliable Dead Man avec lequel il forme une sorte de diptyque, comme en témoigne la présence de Gary Farmer/Nobody dans les deux récits, et le « stupid white men » qu’il lâche systématiquement. 

À chaque fois, c’est la violence et la prédation capitalistes américaines qui sont dénoncées avec une prise en compte d’un public non-WASP (White Anglo-Saxon Protestantet des dialogues non sous-titrés. En langue amérindienne pour Dead Man, et en français pour Ghost Dog (yoruba dans la version française) avec le personnage d’Isaach de Bankolé. De l’ordre du voyage et de l’expérience, le cinéma de Jarmusch cherche en effet à nous perdre, pour mieux questionner nos repères. À cette fin, l’auteur alterne contemplation et gestes hérités du cinéma de genre. On se souvient ainsi de la scène de Dead Man où Cole Wilson/Lance Henriksen, trouvant les cadavres des deux marshalls, les admire un instant en jugeant que la tête de l’un des deux « ressemble à une putain d’icône religieuse » avant de l’écraser sous son talon avec une violence digne d’un film gore. Par sa passivité ébahie, Johnny Depp dérivant sur les eaux (dans une barque qui évoquera un motif de Down by Law) devient finalement un formidable double du spectateur de Jarmusch. Un individu toujours appelé à vivre un voyage initiatique aussi poétique qu’imprévisible.

© Images tous droits réservés : Coffee and Cigarettes, Dead Man, Down by law, Mystery Train, Night on earth, Only Lovers Left Alive, Permanent Vacation, Stranger Than Paradise, The Limits of control : Le Pacte, Ghost Dog, Paterson, Gimme Danger  : Warner Home Video.

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