" ... Les films de Jarmusch sont décidément
de drôles d'objets, rétifs à toute tentative de
classification de genre et peu propices à l'exégèse.
Tout au plus peut-on y observer la permanence d'un ton indéniablement
personnel, tirant la banalité la plus triviale vers une
stylisation burlesque ou onirique, et y relever, à défaut
de grands « thèmes », quelques composantes
obsédantes : les villes, les ambiances nocturnes, la musique,
la linguistique, une évocation en creux (mine de rien
caustique) du rêve américain, enfin un goût
prononcé pour les échanges fortuits de personnages plus
ou moins somnambuliques en situation de partance, de voyage ou de
transit.
Même ce motif erratique ne se pare chez lui d'aucune
coloration existentielle ou initiatique. Il s'avère
carrément, dans Night on earth, un
prétexte narratif, un principe de récit strictement
fonctionnel, chaque protagoniste étant, de par son activité,
un pur « conducteur » de fiction en même temps
qu'un lien situationnel d'un sketch à l'autre.
De surcroît,
le voyage en taxi est un microévénement qui offre
maints avantages dramaturgiques : unité de temps et de lieu,
caractère forcément ponctuel et arbitraire de la «
cohabitation » entre le chauffeur et son passager qui,
ailleurs, ne s'adresseraient pas la parole. Un véritable petit
moteur de fiction, en somme, terriblement concret et anodin mais
formidablement puissant, tout à fait adéquat aux trips
minimalistes dont Jarmusch s'est
fait le spécialiste inspiré.
Le
charme de son cinéma tient sans doute en grande partie à
cette volonté de ne pas se monter le col, à cette «
légèreté » au meilleur sens du mot.
Jarmusch ne filme ni des idées, ni des sujets, ni des
allégories. Simplement des personnages (animés avec un
sens aigu du croquis et de la direction d'acteurs, particulièrement
à l'œuvre ici), des lieux, des ambiances. Et des
rencontres.
Celles qui président aux cinq sketches de Night
on earth sont fragiles jusqu'à
l'évanescence puisqu'étroitement limitées dans
le temps. Jarmusch filme cette précarité des rapports
sans jamais la forcer (sauf dans l'épisode romain où,
aidé d'un Benigni au comique rôdé, il joue à
fond l'outrance burlesque : le sketch détonne d'ailleurs
bizarrement sur l'ensemble). Entre le rétroviseur et le siège
arrière se jouent de minuscules tragi-comédies sans
prestige, où chaque protagoniste confronte au regard et au
vécu de l'autre sa propre histoire en pointillé, ses
manies, son langage (...), sa
curiosité, ses certitudes, ses failles, son désir ou sa
souffrance.
Parfois, l'histoire esquisse une morale : ainsi le
chauffeur parisien se révèle-t-il in fine
plus aveugle que sa passagère
infirme ; ainsi l'agent de casting tout entière forgée
par le rêve américain (Gena Rowlands, formidable,
mais on n'en finirait pas de vanter les acteurs du film)
découvre-t-elle à son grand étonnement que toutes les
jeunes filles américaines ne rêvent pas de devenir stars
; ainsi le passager finlandais déprimé se voit-il
délaissé par ses compagnons, bouleversés par les
malheurs plus grands encore dont le chauffeur a fait le récit.
Mais ces contes moraux n'ont rien de péremptoire. La seule
morale de Night on earth,
c'est que toute rencontre est
magique et porteuse de potentialités infinies, et que toute
certitude est relative face à celle de l'autre (à
commencer par les certitudes du spectateur, mises à mal dès
le superbe premier plan, faussement métaphysique : la caméra,
surgie du cosmos, s'approche en un lent travelling de la planète
Terre jusqu'à nous révéler, en frôlant sa
surface, qu'il s'agit d'une mappemonde en matière
plastique...) Ça n'a l'air de rien, surtout pas d'une
thématique d'auteur ni même d'un sujet de film. Mais ça
fait un bien beau film."
Jacques Valot