" Préparation minutieuse et sereine, Kurosawa n’est pas un despote habitué à faire régner la terreur sur son plateau, incidents d’ordre météorologiques, on change de saison d’un instant à l’autre sur les pentes du mont Fuji et il arrive au brouillard d’exagérer, dans son dédain du coefficient de luminosité nécessaire aux effets de « sfumato ».
Loin de vouloir nous livrer le « journal » d’un film, Chris Marker s’est contenté de nous proposer un carnet de croquis en marge desquels il a griffonné quelques notes cinéphiliques. Ces croquis sont de toute beauté. Une beauté arrachée, il est vrai, à l'univers de Kurosawa, mais plus exactement au matériau dont il est fait et dont le reporter ne peut que capter la splendeur brute avant la mise en œuvre. Il est clair que les principes qui président à la construction de son grandiose échafaudage n’auront pas laissé à Kurosawa le loisir de s’attarder sur les beautés modestes et fugitives que Chris Marker contemple sans repentir.
A.K. est fait d’innombrables effets d’oriflammes, de lances, de sangles et de chevaux irrésistiblement «ucelliens», de silhouettes émergeant du brouillard et de précieux moments perdus que la complexité de la machinerie productrice ne peut, évidemment, qu’ignorer. Même s'il nous fait pénétrer les secrets d’une scène nocturne, toute de laque noire et d’or, pour laquelle on a dû peindre des herbes sauvages et qui, en fin de compte, ne sera pas conservée au montage.
En fait, on est dans l’atelier d’un peintre de batailles, et si nous ne voyons pas la toile elle-même, nous nous familiarisons peu à peu avec tout ce qui participe de l’environnement immédiat du peintre. La palette, les pinceaux, les feuilles d’esquisses, les modèles, le mobilier du local, les moindres nuances de la lumière ambiante, rien de ce qui compose le formidable instrument de travail du créateur ne nous est plus étranger.
Chris Marker montre avec le maximum d’élégance et de fidélité ce qui doit nous être montré. Pas de surcharges anecdotiques, peu de références biographiques (...), le strict nécessaire en ce qui concerne les éclaircissements techniques.
Il y a là, bien sûr, toute la noblesse qu’on aime à reconnaître aux activités artisanales, la sérénité divine, l'humilité face aux routines inévitables : servitude et grandeur. Chris Marker aurait pu se vouloir épique, le brouillard et ses ambitions métaphysiques, l'ensommeillement des figurants piégés par le temps dans une sorte de no man’s land entre le contemporain et l'antique, tout pouvait le porter à se vouloir plus poétique que de raison, ou encore biographe officiel d’un homme de génie dont on peut légitimement croire qu’il parvient avec ce film au terme d'une carrière glorieuse. Inutile de dire qu’on peut lui savoir gré d'être resté le subtil organisateur d’instants volés dont les films ont toujours été des fêtes du regard et de l'intelligence."
Michel Pérez, 29/05/1985