" Il y a plus de vingt ans — c'était début novembre 1958 — une phrase, « je vous écris d'un pays lointain », placée au début d'un film intitulé Lettre de Sibérie, puis revenant au cours de ce film, fut le «sésame ouvre-toi » d'un univers cinématographique où la réalité dite « documentaire » était traitée d'une façon nouvelle. « Je vous écris d'un pays lointain », phrase empruntée à un poème de Henri Michaux, a fait naître le film de voyage littéraire, épistolaire.
Le réalisateur, Chris Marker, ou plutôt, l'homme qui prit ce nom et auquel il arriva d'en porter d'autres, n'était pas un inconnu. Il avait été associé à des courts métrages d'Alain Resnais. Puis il avait tourné Olympia 52, reportage sur les Jeux olympiques d'Helsinki et surtout Dimanche à Pékin, carnet de notes de vingt minutes (à la diffusion) disant et montrant ses impressions de la ville chinoise dont il rêvait depuis son enfance. Lettre de Sibérie fut son premier long métrage, comparé, à l'époque, au « point de vue documenté » jadis prôné par Jean Vigo dans A propos de Nice.
Mais Chris Marker, filmant, en quelque sorte, au film de sa plume, ouvrait par la relation toute personnelle d'un texte « à la première personne » et d'images contemplatives du réel, la voie qui aboutit, aujourd'hui, à cette superbe méditation qu'est Sans soleil.
Il faut bien, pour aborder Sans soleil, remonter aux sources. D'abord romancier, essayiste, Chris Marker, s'il n'est pas le seul à être venu au cinéma par la littérature, est toujours resté, foncièrement, un écrivain. En créant, pour les éditions du Seuil, la collection « Petite Planète », il a changé toutes les conceptions des guides de voyages destinées à la connaissance des pays étrangers ; les rapports texte-images en édition annonçaient, dans une certaine mesure, ses films. Et puis, grand voyageur, il a regardé les hommes et le monde, avec tout ce qu'il avait dans la tête : idées, sens visionnaire, interprétations diverses des mœurs et des faits. Il a su voir ce qu'il y avait derrière les choses.
Cinéaste, il ne s'est guère prêté aux entretiens, à propos de ses films. Homme de gauche, il a suivi et examiné de près les problèmes politiques contemporains. Chaque pays qu’il a visité et filmé a été, pour lui, une personne : l'état d'Iraël dans Description d'un combat ; le Cuba de Fidel Castro, dans Cuba si ; le Paris de 1962 (O.A.S. et retombées de la guerre d'Algérie) dans le Joli Mai ; le Vietnam de l'intervention américaine dans Loin du Vietnam, œuvre collective ; Cuba, encore, et la campagne pour la récolte de sucre, dans la Bataille des dix millions. On n'a jamais réussi à définir Chris Marker. Il a un côté mystérieux, insaisissable.
En 1977, Le fond de l'air est rouge semblait faire le point (en quatre heures de projection) sur les dix dernières années de l'histoire moderne, constituant, selon le cinéaste, les « scènes de la troisième guerre mondiale », avec les soubresauts des révolutions manquées ou perverties, l'amère constatation de la fin des « illusions lyriques ».
Oui, il fallait rappeler tout cela car Sans Soleil, lié en partie à la lucidité politique, à l'esprit des œuvres précédentes, va tout de même plus loin et ailleurs dans sa démarche. La voix d'une femme inconnue (Florence Delay - écrivain, - dans la version française, Alexandre Stewart dans la version anglaise), lit et commente les lettres que lui envoie un cameraman voyageant au Japon industrialisé et dans les pays pauvres de Guinée-Bissau et du Cap-Vert. Il s'appelle Sandor Krasna, il existe, il a une biographie dans la brochure de presse mais il est bien évident que « ses » lettres ont été écrites par Chris Marker. Ce n'est plus : « Je vous écris d'un pays lointain » mais « la première image dont il m'a parlé, c'est celle de trois enfants sur une route, en Islande, en 1965. Il me disait que c'était pour lui l'image du bonheur, et aussi qu'il avait essayé plusieurs fois de l'associer à d'autres images - mais ça n'avait jamais marché ». Et, souvent, la voix de la femme précise : « il m'écrivait... »
La voilà, cette inconnue, miroir de l'homme qui filme et écrit, confidente de ses errances et de ses découvertes, de ses idées, de ses souvenirs. A côté d'admirables textes littéraires, des images surgissent, se frôlent, se rapprochent, s'éloignent, se disloquent lorsque se manifeste l'utilisation de la vidéo, technique électronique capable de fabriquer à la fois la réalité ou l'imaginaire. Bien sûr, il est question, tout au long du film, de richesse et de pauvreté, de guerre, de violence, de révolution et de contradictions sociales. Mais un tel film ne peut se juger sur son contenu, disons, idéologique. Chris Marker cinéaste s'interroge sur la représetation même du réel, y prend en compte l'attitude subjective derrière l'objectif de la caméra, adapte le montage de ses « documents » aux thèmes revenant, comme des obsessions dans les lettres.
Où est la réalité, où est la fiction ? Partout et nulle part car toute image enregistrée est déjà un souvenir et l'histoire, dans ce film, est une suite des jeux de la mémoire individuelle ou collective. Plutôt que ce qui se rapporte au politique, citons un moment qui semble la clé de l'œuvre. A San Francisco, le cameraman recherche les lieux où Hitchcock tourna Vertigo. « Il m'écrivait, dit la voix qu'un seul film avait su dire la mémoire impossible, la mémoire folle. Un film d'Hitchcock : Vertigo. Dans la spirale du générique, il voyait le temps qui couvre un champ de plus en plus large à mesure qu'il s'éloigne, un cyclone dont l'instant présent contient, immobile, l'œil... » Quelques plans fixes, insérés ici et là (mais pas au hasard) rappellent La Jetée, cet étonnant essai de science-fiction où Marker, en 1963, montrait la prédominance des images mentales.
Sans Soleil parle d'un monde, parle à un monde qui fait encore semblant d'exister. La méditation sur le souvenir conduit à la mort. Les lettres restent des traces, plus fortes que les images, mais périssables comme elles. Un tel film, sollicitant à la fois l'oreille, l'œil et le propre imaginaire du spectateur, est un défi au cinéma français standardisé d'aujourd'hui (...) le film de Marker met en état d'hypnose, un état dont, pour un peu, on aimerait ne pas se réveiller. "
Jacques Siclier, 5/03/1983
Une lecture de lettres donne à voir des images multiples et l'art du documentaire est détourné pour aboutir à une création difficile à appréhender et pourtant...
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