" Il y a des années, dans Cabaret, de Bob Fosse, un meneur de jeu
maquillé chantait sur une scène, d'une voix de fausset, « Willkommen,
Bienvenue, Welcome », pour nous entraîner dans l'Allemagne des années
30, où se répandait la peste vert-de-gris. Il y a aussi un meneur de
jeu dans Baril de poudre. Maquillé, lui aussi, il soliloque dans un
night-club nommé « Balkan ».
Mais ce n'est pas pour nous prédire
l'avenir. C'est pour nous annoncer une nuit cinglée, une nuit terrible.
Une nuit comme les autres à Belgrade. Ici, dans cette ville déphasée,
désaxée, défaite, tout se conjugue désormais au passé. Le meneur de jeu
explique à Mané, qui, après cinq ans d'exil passés à l'étranger, rentre
pour revoir la femme qu'il aime : « C'est trop tard, tu aurais dû
rester, j'aurais dû partir. Tu vois, on s'est tous trompés. »
Trop tard, oui, trop tard. Les habitants de Belgrade sont devenus ces
humiliés, ces offensés, à chaque instant sur le fil de l'angoisse et de
la révolte, prêts à s'enflammer pour évacuer ce passé qui rôde comme un
fantôme et les taraude.
L'homme qui sort de sa voiture, légèrement heurtée par un ado sans
permis, a l'air placide d'un intello à lunettes. Il ne lui faut pas
plus de trois secondes pour se métamorphoser en bête fauve.
(...) Le film de Goran Paskaljevic est construit, écrit, filmé comme un
suspense permanent à donner le frisson. Imaginez un ballon dans lequel
on souffle, avec la certitude qu'il va vous exploser à la figure, sans
que l'on puisse, néanmoins, s'empêcher de souffler. Imaginez une ronde
tragi-comique où se croisent, durant quelques heures, des gens qui
n'auraient jamais dû se rencontrer et dont le destin va se sceller, là,
sous nos yeux.
Tout ça est mené dans un rythme d'enfer, avec une mise en scène
superbe, qui mêle plusieurs intrigues, qui fait semblant de perdre un
personnage, victime de la fatalité, pour en faire un peu plus tard un
instrument du destin.
L'âme du film, son arme aussi, c'est un désespoir gai, un humour très
noir, très slave. Pas un instant de repos, pas un moment d'abandon.
(...) Deux mots reviennent, sans fin, dans le film. « Coupable », d'abord.
Celui-là est décliné sous toutes les formes. De l'autoflagellation (Je
suis coupable) à l'interrogation (Y a-t-il un coupable dans la salle
?), en passant par l'accusation (C'est toi, le coupable !). L'autre
terme obsédant est, en apparence, plus insignifiant : « A la nôtre ! »
(traduction exacte : « Soyons vivants et en bonne santé »). Un voeu
pieux que les protagonistes se lancent à la gueule, balancent entre
deux coups de poing, machinalement. Comme pour se rassurer. Comme si
c'était, pour eux, la seule trace d'un passé perdu.
Et donc Baril de poudre se déploie, s'enroule autour de cette
culpabilité et de cette formule de politesse.
Certains diront sans
doute qu'il aurait fallu se culpabiliser davantage et s'excuser moins.
C'est oublier que Goran Paskaljevic n'a pas fait un film sur la guerre en ex-Yougoslavie, mais sur la folie qu'elle a engendrée, dont les
traces sont inguérissables.
C'est une fable qu'il a tournée. Insensée. Brillante et brûlante.
Magnifique. Un film où l'on rit sans cesse, parce qu'une tragédie,
c'est toujours un peu comique, tant c'est excessif.
(...) Tous les comédiens sont formidables. Tous inconnus chez nous, hormis
Miki Manojlovic, parce qu'il fut l'interprète de Kusturica (Papa est en
voyage d'affaires et Underground), mais aussi de Nicole Garcia (Un
week-end sur deux) et d'Agnès Merlet (Artemisia). On aimerait, même si
c'est injuste pour les autres, signaler Sergej Trifunovic. Il est le
jeune homme qui, au cours de la nuit, prend un bus en otage et révèle
aux rares passagers, en les menaçant, leur lâcheté, leur mollesse, leur
hypocrisie.
On en a, en France, de bons jeunes comédiens. Mais des comme ça, non.
Sa rage, sa fébrilité (il faut le voir se suspendre, sans crier gare,
aux bar- reaux du bus, en continuant d'insulter ses compatriotes), sa
présence, le côté « physique » de son jeu en font une sorte d'Al Pacino
jeune. En fait, il ressemble au film. Etonnant. Détonant."
Pierre Murat