" En 1990, dans Un ange à ma table, la cinéaste néo-zélandaise Jane Campion retraçait dans son deuxième long métrage la vie chaotique de sa compatriote, l’écrivain Janet Frame (1924-2004) : diagnostiquée à tort comme schizophrène et internée pendant près d’une dizaine d’années en hôpital psychiatrique où après de nombreux électrochocs, elle réchappait de peu à la lobotomie. Aujourd’hui, avec Bright Star, elle poursuit ce dialogue entre biographie tourmentée et création littéraire en évoquant l’amour passionné (mais chaste) entre le poète John Keats (1795-1821) et sa voisine Fanny Brawne, dans l’Angleterre des années 1820.
De nombreuses similitudes entre Frame et Keats frappent d’emblée en dépit de leurs éloignements historique, géographique et esthétique. D’abord, ils viennent de milieux sociaux qui ne les prédestinent pas à la carrière littéraire : Frame était née dans une famille ouvrière (père cheminot, mère femme de ménage), le père de Keats tenait une écurie de louage. Ensuite, ils sont très tôt frappés par le malheur en cascade : Janet Frame est traumatisée par la mort de deux de ses sœurs, l’une et l’autre noyées au cours d’accidents successifs . John Keats connaît le deuil dès l’enfance, il n’a que 8 ans quand son père meurt d’un accident de cheval, 14 ans quand sa mère est emportée par la tuberculose. Il sera ensuite confronté, comme on le voit dans le film, à la maladie identique d’un de ses frères, Thomas, qui expire en crachant le sang à l’âge canonique de 19 ans.
D’emblée s’instaure, donc, dans les deux films un double rapport d’adversité et d’héroïsme, face aux hiérarchies sociales défavorisantes et aux assauts d’un destin catastrophique.
Bien qu’elle s’appuie sur la biographie de Keats écrite par Andrew Motion (non traduite en français), la cinéaste a composé un scénario original qui donne une part plus grande à Fanny Brawne qu’au poète. Du moins, c’est par son regard de fille moderne (ou tentant de l’être), issue d’une famille relativement aisée de la banlieue de Londres, se piquant de mode et fabriquant elle-même ses extravagants robes et chapeaux, que la cinéaste approche, comme en marchant sur des œufs, le mystère de la création.
De manière significative, l’acte d’écrire lui-même n’est jamais véritablement représenté, ou alors sous la forme comique d’une séance de travail qui allait à peine commencer et que la jeune fille, désinvolte, peu sensible a priori aux muses poétiques, interrompt par ses intrusions intempestives ou ses questions déplacées (...)
Campion décrit très bien ce mélange étrange de libéralisme moral, qui voit par exemple la mère de Fanny ne pas chercher à violemment séparer une union qu’elle jugerait socialement inappropriée (même si elle le dit et le répète), et de rigidité des codes sociaux anglais dominée par un sentiment aristocratique puissant (...) Campion est quand même plus intéressée par la guerre des sexes que par la lutte des classes. Elle évoque la pauvreté de Keats, mais c’est surtout la littérature comme sport masculin qu’elle représente au premier chef. Ainsi le personnage de Charles Brown est-il chargé de toutes les caractéristiques d’une virilité coupable. Si Keats est maladif et androgyne (un genre de rock star british qui ne demande qu’à éclore), Brown est l’homme en pleine santé, à grosse voix et barbe, essayant d’empêcher la donzelle Fanny Brawne de distraire son protégé des geysers de son propre génie. L’amitié poétique est ainsi perçue comme une homosexualité qui ne dit pas son nom.
Bien que nous assistions en somme à l’émergence du romantisme, Jane Campion ne cherche jamais ici à courir sur les lignes de crête qui jalonnent cette histoire - drame personnel, confrontation littéraire souvent acerbe, passion contrariée, jalousie, dépression et exaltation… -, elle se tient à dessein sur un chemin de contrebas où le tumulte ne parvient qu’amorti, filtré.
C’est une passion courte pour une vie brève, mais perçue à pas lents et feutrés. Le couple central lui-même, interprété par deux acteurs délicieusement séduisants (Ben Whishaw et Abbie Cornish), se détache presque en creux sur une toile où le fond (paysages, accessoires, costumes…) et surtout les seconds rôles (incroyable silhouette des jeunes frères et sœurs de Fanny, pittoresque de la coterie campagnarde entourant Keats…) sont traités avec des reliefs plus soutenus.
Fanny et John sont pour ainsi dire des personnages préposthumes qui ne trouveront d’épaisseurs et de raison d’être qu’une fois glissés dans le linceul d’une mort embellissante.
Les deux amants étant le plus souvent éloignés, ils ne restent à filmer pour la jeune fille en fleur que le fétichisme d’un corps masculin qui ne se donne véritablement qu’à travers des lettres déchirantes, des lambeaux de phrases tombées d’une bouche d’or, très vite barbouillée du sang artériel de la tuberculose qui le tuera à 25 ans :«La poésie de la terre ne s’arrête jamais», «Astre étincelant, que ne suis-je comme toi, immuable ?», «Quel est donc ce cortège qui s’avance en vue du sacrifice ?». Extrêmement composé, le film - qui a, selon le vœu de Jane Campion, la forme d’une «ballade», c’est-à-dire procédant par strophes, rythmes internes et ellipses - parvient à procurer le vertige d’une poésie qui s’invente au présent."
Didier Péron
Basé sur une histoire d'amour réel entre le poète romantique britannique John Keats et la fille de sa propriétaire, le film montre la montée de la pa1
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