" Il y avait un rouge Godard ; il y aura désormais un rouge Bergman. Plus sourd. Solennel et tragique. Etouffant. Pour un enfer capitonné de velours pourpre, où il n’y a place que pour le noir absolu du cérémonial et du deuil ou pour le blanc immaculé des chemises et des draps — l’intimité de la toilette féminine conduisant à l’ultime et obscène intimité de la toilette funèbre et de la mort. De séquence en séquence s’orchestre une fabuleuse symphonie du pourpre, du blanc, du noir, coupée, plutôt qu’unifiée, par des fondus enchaînés au rouge — comme si l’image se consumait sous nos yeux dans la palpitation d’un feu imparfaitement maîtrisé. C’est d’une beauté à couper le souffle.
Pas de place pour la nature. Par quelques plans immobiles se succédant dans la brumeuse attente (ou indifférence?) de l’aube, Bergmann évoque, en ouverture, des arbres, de l’herbe, du ciel, de l’air. C’est pour en prononcer l’exclusion avec plus de violence. Ils ne reparaîtront, somptueux et dorés, fête de lumière, que pour un adieu final. Cette absence — cet exil — sanctionne le huis-clos. Huis clos aussi rigoureux que celui de Sartre. Oui, l’enfer c’est les autres — cette mère, cette sœur, ce mari, cette bonne ; et c’est soi, ses faiblesses, sa hantise du péché et sa maladie qui entraînent une mort inéluctable — c’est-à-dire le Temps.
Gros plans d’horloges et de visages; tintements plus ou moins distincts; chuchotements étouffés par le blanc du linge, le rouge des tentures, le noir du crêpe ou de l’habit; soudaine explosion du cri bousculant le chuchotant et le feutré pour installer la brutale horreur du désespoir, de la haine ou de l’agonie : tels sont les éléments qui composent cette musique de chambre pour visages de femmes. Quatuor pour trois dames et une domestique. Quatre visages dont Bergman joue — à la lettre — en virtuose. Sur eux nous pouvons tout lire de cet enfer intime qui s’appelle l’amour, le désir, la solitude, la souffrance, la culpabilité, la peur.
Arrêtés par le confort terrible des tentures rouges, le bruit et la fureur du monde deviennent ces cris et chuchotements promis immanquablement au silence. Etude en rouge, ce film est un bouleversant portrait d’agonie — râles et sueurs. Jamais Bergman n’est allé aussi loin. Il essaie même de franchir la frontière. Par une fulgurante irruption du fantastique, il interroge passionnément l’au-delà — mais c’est pour s’arrêter aussitôt, sur le seuil, préférant peut-être ce silence qu’est la peur de savoir.
Aucun doute : le film de Bergman restera le grand choc du festival de Cannes 1973."
28/05/1973
" De sa musique de chambre pour quatuor de femmes, Bergman tient les hommes en marge, Ils n’interviennent que comme délégués de la société auprès de la mort — docteur et prêtre — et pour constater leur impuissance. Ou, dans les flashes-hack, figurant parmi les causes du drame qui oppose Karin et Maria; ou comme éléments du portrait de chacune d’elles: l’un des maris, par sa veulerie, sa pusillanimité, aggravant la frivolité de Maria jusqu’à l’égoïsme le plus cruel; l’autre, par son mépris, sa dureté, sa laideur, inspirant à Karin le dégoût de la chair, l’horreur des attouchements, la haine de la vie à un point tel qu’elle pousse un cri, elle aussi, d’épouvante et de colère, en écho au râle d’agonie.
Les maris ne sortent des coulisses de la mémoire que pour la fin: le retour à l’ordre, c’est-à-dire la bienséance,et au jeu social. Le drame les a écartés, ignorés. Car il est vrai que ce sont les femmes qui, dans nos sociétés, sont les plus proches de mystères comme la naissance et la mort. C’est une affaire de femmes que de manier les linges nécessaires à la toilette, que ce soit la toilette pour la nuit ou la toilette pour cette nuit qu’est la mort. Du film de Bergman, on se souvient, entre autre souvenirs, comme d’une tragédie des linges — avec tout ce que l’idée de linge entraîne d’intimité et de tiédeur menacée par le froid.
Si la foudre peut être lente, Cris et Chuchote-ments est d’une beauté foudroyante. Et terrible. Il vous poursuit. On a rarement, sur l’écran, parlé aussi fortement de la solitude de l’agonie et de rignominie scandaleuse de la mort. Mais — est-ce à cause de la pulsation chaude des enchaînements au rouge? — comme mû par l’instinct de la conservation, ou par un réflexe de défense, je m’accroche, comme Agnès, à la solide Anna. Anna la rassurante, la réconfortante. La seule que l’amour et la foi arment contre la peur de la mort — extraordinaire séquence entre rêve et réalité, où, grâce au sens que Bergman a du fantastique métaphysique, le cadavre continue, au-delà de la mort, de lancer un appel auquel seule Anna répond. La tragédie des linges tourne au triomphe d’Anna. Anna humiliée, abandonnée, mais victorieuse parla sérénité d’une douleur que la foi rend paisible. Anna la vie, généreuse et nourricière, illuminée de santé, Anna la mère, berçant la mourante qu’elle réchauffe de son sein comme un enfant; qu’elle aide à naître à la mort sous ses caresses.
Tableau sublime, pietà déchirante, que le plan où Anna, le sein nu gonflé au-dessus d’une bouche définitivement scellée, reste immobile, abîmée dans une douleur sans larmes qui ressemble à un songe. Anna vainc-t-elle la mort? C’est son amour qui fait revivre, pour dernières images, la splendeur harmonieuse de quatre belles jeunes femmes en blanc dans l’or d’un parc d’automne.
24 septembre 1974"
Jean-Louis Bory
Obligé de mettre une note qui ne reflète pas mon avis car je n'ai pas pu visionner le film... pas de sous-titres.