" Oeuvres admirables où se signale, plus encore qu’une évidente cohérence formelle, une sorte d'entêtement calme à disposer, pièce après pièce, expérience après expérience, les jalons d’un même discours "hanté", auto-ironique, salubrement pervers, diaboliquement agencé et contrôlé. (...)
La forme du récit peut être qualifiée de fable, indépendamment des références plastiques ou théâtrales qui s’y font jour : forme peu explorée au cinéma, mais qu'on peut pourtant, en raison de quelques réussites éclatantes (pour mémoire : les premiers Chaplin, Rossellini avec Où est la liverté?, Renoir avec le Testament du Docteur Cordelier, Godard avec les Carabiniers, Pasolini avec Des Oiseaux petits et grands...) tenir pour éminemment cinématographique.
Jalonnant ce strict parcours, en ordonnant les péripéties, les lois de l’île, et sa géographie, dessinent tout autre chose qu'une simple toile de fond : la définition méthodique et minutieuse d'un ordre symbolique qui régit, autant que les agissements des personnages, le récit lui-même et ses articulations. Les lois, découvertes au fil de cérémonials dérisoires, tirent leur puissance d’oppression d’un arbitraire rigoureux, proche de Carroll, Kafka ou Roussel : le vol d’une paire de jumelles se juge sur le même plan que l’assassinat de douze personnes, et la sentence est livrée aux hasards du cirque. (...) Toute fuite est hors de question : et qui dit qu’ailleurs brille de plus d’attraits ? ( " Ailleurs ce n’est pas mieux, c’est différent ").
La géographie de l’île se partage en intérieurs délabrés et en extérieurs sinistres, qu’unifie une photographie uniformément "sale", entre la grisaille et l’anthracite, comme si le support avait été préalablement enduit de charbon : remises et greniers poussiéreux, entrepôts et hangars sordides, manèges sombres et réduits aux murs détériorés constituent la Cour de Goto.
Mais la véritable distribution de cet espace ne s'opère ni par la narration, ni par les personnages, mais par les objets, le film apparaissant vite comme un pur et simple processus de fétichisation, investissant peu à peu jusqu'aux personnages, eux-mêmes fétichisés. Trois "séries" privilégiées cristallisent ces rapports au sein d’une érotisation progressive de l’espace : les machines, les animaux, les corps.
Les machines d'abord, oppressantes ou familières, "naturelles" ou monstrueusement "bricolées", sont objets de contrainte, de torture, ou encore mystérieux totems, oracles : cage d'ascenseur, treuils, wagonnets, guillotine, que signalent et différencient toute une gamme de grincements et stridences métalliques ; ou boîte attrappe-mouches, instruments de musique, support à chaussures : débarassés de tout coefficient décoratif, ils ont pour fonction d’asservir les personnages et d’instrumentaliser le récit, agents ou substituts de délicats vertiges d’où tout masochisme n'est pas absent.
La série-animaux (chevaux, chiens, mouches), intermédiaire entre les machines et les corps, leur sert de relais et fixe, sensuellement et métaphoriquement, le mouvement ininterrompu des hantises et des désirs, que vient parfaire la vision soudaine des corps offerts, au bain ou à l’adultère (...).
Un amour maniaque des matières préside à ces arrangements où la présence sensible du bois, du métal, des étoffes, des épidermes (des bruits aussi, admirables de densité, et des voix) n'efface pas celle de la main qui les a ordonnées. Encore Bruno Schulz: "le démiurge rend la matière invisible, la fait disparaître sous le jeu de la vie. Nous, au contraire, nous en aimons le grincement et la résistance, nous adorons sa maladresse de golem". Ici reparaît Borowczyk-animateur : par delà la mise en œuvre de cette magistrale fable rase où se déploie, atrocement drôle, une conception particulièrement originale du burlesque morbide, tout nous invite à considérer ce nouveau "traité des mannequins" comme l'accomplissement de l’œuvre antérieure, autant que comme nouveau départ."
Jean-André Fieschi, 15/03/1969