Sur le canevas-type du renouement d’un lien filial, Jazmin et Toussaint n’est pas le film le plus immédiatement intrigant, mais à la longue il sait instiller discrètement un sentiment sourd en filigrane de son ronronnement apparent. Le film de Claudia Sainte-Luce (précédemment auteur des Drôles de Poissons-Chats, avec lesquels il partage quelques ressorts dramatiques) conte les retrouvailles compliquées entre Jazmín, jeune femme de Mexico (interprété par la réalisatrice), et son père Toussaint qu’elle n’a pas vu depuis des années (joué par Jimmy Jean-Louis, visage familier vu dans quelques seconds rôles ici et là, notamment dans la série Heroes). D’origine haïtienne, l’homme n’a su s’attacher nulle part, a vécu quelques vies pas vraiment de tout repos, entretenu et rompu autant de relations amoureuses, mais il n’ira plus bien loin : progressivement diminué par une démence vasculaire, il se retrouve sous la garde embarrassée de sa fille avec qui, dans son existence toujours sur le fil, il ne s’est jamais trop soucié de manifester quelque tendresse.
Bien entendu, ils doivent apprendre à cohabiter, négocier, appréhender les vies l’un de l’autre, tisser timidement les liens qui auraient dû être. Mais tout en faisant mine d’égrener sagement par micro-étapes la comédie (dramatique) attendue de la réconciliation entre générations alors que la maladie menace, le film prend acte d’une vérité bien différente : il est trop tard, les deux vies sont déjà sur des voies qui ne se retoucheront plus. Les régimes d’image avec lesquels il capte les parcours individuels de ses personnages parlent pour ceux-ci. Jazmín vit dans le présent, entre ses petits boulots et une relation amoureuse en germe. Toussaint, lui, semble coincé dans ses souvenirs : quand le film adopte son point de vue, c’est dans les flash-backs de sa vie errante, images de moins en moins fiables à mesure que sa mémoire se délite et que souvenirs et regrets se mélangent – glissement d’autant plus délicatement rendu que rien dans les plans ni dans les raccords ne permet de distinguer franchement le vrai de l’arrangé, ni le passé du présent d’ailleurs. Les interactions entre les deux personnages, censées sur le papier renforcer leurs liens mutuels, ressortent surtout comme des pauses dans ces parcours inexorablement parallèles, l’un avançant pavé par des images du concret, l’autre égaré dans des images mi-révolues mi-fantasmatiques. Et le film de se conclure, avec ce constat, sur une note à la fois abrupte et belle. Le tranchant d’abord quand, en superposant le son violent lié à un personnage et l’image rassurante de l’autre alors qu’ils ne sont pas ensemble, scelle définitivement l’impossibilité du retour. Puis la scène suivante, l’ultime, esquisse ce qui pourrait être malgré tout le legs du père à la fille : une vision, illusoire sans doute mais aussi renvoyant à un moment du passé – c’est-à-dire, au fond, la seule chose qu’il est en mesure de partager.
Benoît Smith, 28/03/2017