" Cette grande animale encore enfant, de couleur noire, est d’une laideur si belle, si grande, qu’elle nous oblige à nous avouer ceci : la beauté a peut-être commencé à ne plus être le seul adjuvant du film, ce qu'elle est depuis cinq décennies. Pourquoi, quand elle est là, cette animale noire est-elle plus présente que n’importe quelle humaine, fût-elle une internationale star du box office ? Koko, tel est le nom qu’elle porte, comme on dirait négro ou raton — alors moi je l’appellerai Africa, par exemple — pourquoi, lorsque Africa occupe l’écran le remplit-elle à ce point de cette façon incomparable, définitive et que rien, aucune analyse, fût-elle la plus pénétrante, ne pourrait, semble-t-il, témoigner de la souveraineté de son image ? de sa présence ? de cette différence si proche d’avec nous ? "Laide comme un singe", dit-on. Africa est, quant à nous, la plus laide de tous les animaux, plus laide qu’une éléphante, qu’une chamelle, que n’importe quelle femme décrétée laide par la société humaine. Alors, qu’est-ce qui se passe ici lorsque Africa est sur l’écran qui ne se passe pas lorsque d'autres espèces animales d’évidente splendeur humaine, tigresses et autres panthères, occupent ce même écran ?
Je crois qu’il se passe ce qu’on sait : Africa est un gorille, une anthropoïde, le plus grand de tous, mais le plus proche de nous sur l’autre rive du monde. Elle est aussi séparée de nous que de ceux qui la précèdent. Et nous, nous sommes aussi séparés d’elle que du vide qui est devant nous. S’il faut une image, ce serait peut-être celle-ci : un fleuve. Sur une rive l’anthropos, seul. Sur l’autre rive, l’anthropoïde Africa, également seule. Nous nous regardons. Entre nous un milliard d’années. Il se passe ceci aussi que cette solitude d’Africa dans la chaîne des espèces est déjà notre solitude. Solitude d'Africa. Il faut la laisser là, disent certains, il faut respecter la solitude d’Africa. Or, si on laissait Africa à sa solitude, elle n'existerait déjà plus. La chair des gorilles est très appréciée des Noirs du Gabon, et leurs têtes momifiées se vendent à prix d’or aux touristes européens.
Oui, c’est ainsi. Il n’y a plus que six mille gorilles au monde. Des millions de gorilles ont été massacrés. De même, il y avait encore cinq cents tigres au Bengale, il y a dix ans, il n’y en a plus que quarante. C’est fini. Tout énoncé du. problème, toute donnée du problème est par avance suspecte. Pourquoi auriez-vous raison ? Pourquoi aurions-nous tort ? Personne ne peut savoir ce qu'il faut faire pour nous sauver, sauver les gorilles, les baleines, la mer, l’enfance, les hirondelles, l’amour. Personne. Alors — et c’est une réaction qui m’est très étrangère —, pourquoi décréter qu’Africa devrait rester encore et encore l'objet du seul genre documentaire et ne relever que de lui, que de la Vie des animaux du monde, de même que les danses nègres de l’Afrique centrale qui, depuis des décennies, ne relèvent que des voyages présidentiels — de présidents européens. Ne faudrait-il pas qu’on entende bien, ne faudrait-il pas apprendre à Africa la méfiance de l’homme ? donc de l’amener à nous ?
Quand Africa est là, enfant gigantesque encombrée de sa force, cette Garbo des premiers âges qui ne sait pas être une Garbo, la vérité c’est ça : Africa porte avec elle, en même temps qu’elle, une immensité, l’espèce, et dans son innocence et dans sa tragédie. Ne voit pas bien, Africa. Distingue mal. Quand le matin, on lui demande : "Comment ça va ?", il arrive qu'elle réponde "sad". On lui demande pourquoi "sad", elle dit qu’elle ne sait pas pourquoi elle est "sad" aujourd’hui. Africa trace "sad" sur son visage, en langage sourd-muet, les deux doigts sur le chemin des larmes, ces lignes droites qui tombent des yeux vers le centre du monde. Merveille : Africa ne sait pas être triste d'une tristesse qui nous est commune à elle et à nous,être triste de tristesse, mélancolique de mélancolie, au-delà de tout savoir."
Marguerite Duras, le 09/11/1978