" De la Première Guerre mondiale, on sait tout, ou presque. Des mouvements des troupes, du nombre de morts, de l’inutilité du conflit, du délire géopolitique qui l’a provoquée… Ses dates et données nous entourent, habillent murs des villes et monuments aux morts, ponctuent les hommages et les émissions d’archives. Mais il est une chose qui reste insondable, inaccessible : la peur qui devait traverser chaque cellule du corps des soldats, transpercer toutes leurs émotions. Avec la Peur, prix Jean-Vigo 2015, Damien Odoul filme cette horreur, viscérale, nichée dans les tripes de jeunes hommes réquisitionnés pour une guerre dont ils ne savent pas grand-chose, mobilisés en plein sursaut patriotique aveugle. Le réalisateur français adapte le livre du même nom (les mémoires de Gabriel Chevallier sur son expérience de poilu), paru en 1930 et censuré alors que le deuxième conflit mondial approchait.
Des jeunes hommes quittent leur village pour atterrir dans un centre d’entraînement, puis dans les tranchées. Comme dans 14, de Jean Echenoz, ils sont trois garçons. On ne sait pas vraiment lequel regarder, celui auquel s’attacher. Et puis, l’un d’entre eux va devenir fou, à peine le combat commencé. Un autre va se faire déchiqueter par un obus et mourir d’un coup. Il n’en reste donc qu’un seul, Gabriel. C’est l’effet de la guerre : elle tue et tranche de manière inattendue des fils narratifs qui semblaient solides. Et Odoul, personnalité à part dans l’écosystème cinéphilique français, ne fait que filmer cela, l’accident qui en quelques secondes change tout. Le désastre de la guerre, c’est celui de la rudesse d’un tournage, celui de l’expérimentation et d’un cinéma fait de tripes.
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Dans le déluge fauviste où les jets d’obus, les nappes de fumée et le sang des moignons remplacent les coups de pinceaux, apparaît également un pointillisme très sensoriel. Ce sont les cigarettes roulées qui, comme de la paille, brûlent les doigts, les fils des points de suture qui cicatrisent à peine une plaie, la ravivent, la goutte d’eau qui tombe du linge d’une infirmière sur la peau d’un homme, les poux qui dévorent. Ou encore les rats, colocataires d’infortune des poilus, la merde et la crasse qui couvrent les uniformes… La Peur est une immersion dans l’horreur. Mais Odoul, qui cite " Casse-pipe de Céline, la Main coupée de Cendrars, le Feu de Barbusse ou Ceux de 14 de Genevoix ", ne convoque pas l’image, soit les films qui prennent la Grande Guerre comme décor. Refusant également d’aller puiser dans les archives, il esquisse sa propre fresque, passe du fracas des combats, des Désastres de la guerre de Goya à un théâtre filmé rohmérien. En prenant un détour cauchemardesque - les scènes d’hôpital pouvant évoquer les délires hallucinatoires du dernier épisode de Berlin Alexanderplatz, de Fassbinder -, il ne tombe pas dans l’écueil de la " ciné-réalité ". (...)
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Odoul voit dans la Peur, film éprouvant à faire, " la fin d’un cycle, une crise de foi envers le cinéma ". Mais c’est dans cette remise en question - que l’on imagine personnellement complexe -, qu’il parvient à mettre en scène, en cavalier solitaire, une peur qui, par sursauts, nous contamine littéralement. Surtout, dans ce tableau effroyable, surgit, mieux qu’un acteur, une présence : le jeune Nino Rocher, incroyable interprète principal qui fait là sa première apparition au cinéma, après quelques passages au théâtre. Minet au début du film, son visage se couvre de stigmates, s’abîme à force de tant d’horreurs. Se déploie toute sa beauté, comme une résistance au chaos total, une dernière preuve d’humanité. "
Clément Ghys
Un splendeur, poème visuel et sonore, la guerre comme un tableau. Impressionnant.