" Si nous considérons le film au niveau du scénario, la construction dramatique nous apparaît à la fois classique et baroque.
Classique, car l'action limitée à 24 heures, se déroule presqu'entièrement dans le même lieu, et l'intérêt dramatique est centré sur la réussite ou l'échec de Vogler chez le consul. Baroque, car le récit n'obéit pas à un enchaînement logique, de cause à effet, des ramifications anecdotiques viennent se greffer sur l'histoire centrale, et l'essentiel est souvent dans de petites touches juxtaposées, non explicitées et apparemment secondaires, si bien que, comme dans la vie, tout se joue parfois dans l'instant le plus fugace, sans qu'on en ait conscience ; enfin, le « dénouement » loin de mettre le point final à l'action, en est le rebondissement tout à fait inattendu.
Chacun des personnages apparaît aussi sous ses deux visages contradictoires. Le masque et le visage. Le visage démaquillé de Vogler, est-ce celui d'un Christ torturé ou celui d'un imposteur suppliant. Vergerus, à la fois esprit fort et crédulité humiliée. Madame Egerman, femme insatisfaite et bourgeoiseméprisante. Manda, aux habits de jeune garçon. Le cocher, aux allures de libertin, qui n'est qu'un puceau en péril. Le préfet de police, respectable et ignoble.Quel est le vrai visage de chacun ? Il semble qu'on puisse quand même apporter une réponse (...)
Cette éblouissante méditation sur l'illusion pourrait se résumer en une suite d'antinomies : spectacle et vie, mysticisme et science, mélodrame et opérette, mort et résurrection, foi et scepticisme, drame et humour, prestige et humiliation, amour et mépris (...) Bergman joue avec les stuations, les visages, les mots, les silences te les gestes en cultivant une perpétuelle illusion à la manière d'un prestidigitateur qui expliquerait ses trucs en utilisant une mystification plus déconcertante encore. A chacun de s'y retrouver puisque tout est vrai alors que rien n'est vrai (...)
Bergman joue ainsi avec ce thème qui n'a cessé de l'obséder : la connaissance. Le Visage, c'est l'aboutissement de toute une partie d'une œuvre qui se termine par un facétieux (ou douloureux), point d'interrogation. Répondre à une question par une mystification, voilà qui a pu déconcerter au moment de la sortie du film."
Raymond Lefèvre