"Tel un coup de sonde lancé dans un passé proche, Les Eternels explore une question qui résonne tout autant sur le plan historique que sur le plan intime : est-il un affect capable de résister aux outrages du temps ou de se maintenir intact dans l’instabilité du siècle ? Car si la Chine se transforme à vue d’œil et brade tout en faveur de l’économie de marché, ce n’est pas sans répercussion sur l’amour de Bin et Qiao. Le sentiment lui aussi se transforme, se vide de sa force juvénile, se remplit d’amertume et d’incompréhension, sous l’assaut des bouleversements qui reconfigurent le territoire."
"Dans une scène magnifique, les anciens amants se retrouvent dans une chambre d’hôtel, un soir d’averse, après cinq ans d’absence : la douloureuse cérémonie d’évitement et de malaise qui s’ensuit, à l’occasion d’un plan-séquence aussi majestueux que désolé, témoigne d’une perte irrémédiable. A mesure que ses héros font l’épreuve douloureuse du temps, dont ils subissent la dureté et les accidents, la mise en scène de Jia Zhang-ke passe par une étonnante variété de registres : d’abord foisonnante de formes et d’énergie, voguant librement entre stylisation et captation brute, elle se dépouille peu à peu, jusqu’à une aridité terminale, comme s’accordant aux différents âges de ses personnages, qui vieillissent, s’usent et prennent peu à peu leurs distances avec le monde."
"Pourtant quelque chose de ténu, d’infime, persiste entre Qiao et Bin, à quoi s’attache obstinément la caméra du cinéaste. Une fidélité malgré tout qui dépasse le seul cadre amoureux et trouve son origine dans un proverbe mafieux que les deux amants ont communément échangé au sommet de leur gloire : « droiture et loyauté ». Serment d’une jeunesse sauvage qui résonne encore en un lointain écho dans la Chine tonitruante du nouveau millénaire. Qiao, restant la seule à y croire encore quand tout autour d’elle s’est écroulé, apparaît comme une héroïne d’un autre temps, issue d’une lignée immémoriale, celle des contes et légendes d’autrefois. Son obstination à aimer, son acharnement à vivre selon ses principes, sa fidélité envers un âge incandescent font sans doute des Eternels le film le plus ouvertement romantique de Jia Zhang-ke."
Mathieu Macheret