" Moi et toi rompt inopinément avec une très longue absence (Innocents, 2003), doublée d'une maladie (Bertolucci ne se déplace plus qu'en fauteuil roulant depuis quelques années) sur laquelle le réalisateur est demeuré d'une exemplaire discrétion.
Ce film, c'est ce qui le rend si touchant, n'est certes pas étranger à cette maladie, à la condition particulière qu'elle impose à son auteur. On y retrouve ce motif de l'enfermement si prégnant chez l'auteur du Dernier Tango à Paris et du Dernier Empereur, incarné ici à travers un adolescent qui fait semblant de partir en classe de neige pour s'enfermer, en réalité, durant une semaine dans la cave de son immeuble (...) On ne sait trop d'ailleurs ce qui motive son geste, sinon le désir, furieux, d'être seul au monde, clandestin sous son propre toit, avec son ordinateur, sa musique préférée, sa fourmilière récemment acquise dans une animalerie et ses tartines de Nutella.
Tout juste aura-t-il posé à sa mère, entre deux silences au cours d'un repas, la question de la reproduction de l'espèce, si d'aventure une catastrophe n'avait épargné que deux êtres sur terre : sa mère et lui. Une fois ce pont œdipien passé, le voici plongé dans les profondeurs de la cave familiale, où les fantômes viennent naturellement à lui. Ils arrivent à travers le personnage de sa demi-sœur, Olivia, une junkie venue trouver refuge, elle aussi, dans la cave familiale, pour y éprouver un sevrage douloureux.
Il s'ensuit un huis clos touffu, perclus de souvenirs troubles, qui oblige Bertolucci à trouver les moyens de l'aérer et d'en renouveler l'approche. La cave devient ainsi cause mentale et pur espace de mise en scène, renvoyant tout à la fois au mal-être d'adolescents contemporains, mais aussi à la situation intime d'un réalisateur cloué sur place par la maladie.
Cette rupture avec le monde, cette épreuve de la mobilité réduite, cet immobilisme rageur renvoient à la situation du cinéaste mais la transfigurent en même temps. Car Bertolucci, en adaptant ce récit du romancier italien Niccolo Ammaniti, en transforme la contrainte en épreuve de liberté, par l'usage de l'imagination. Ce qu'il y filme est une chimère qui tient à la fois du Bertolucci vieilli et malade et du flot de sa jeunesse qui remonte par enivrantes bouffées.
A cet égard, le moment d'intense émotion et de suprême beauté du film est cette danse qui réunit, telle une tendre consolation, le frère et la sœur sur la chanson Ragazzo Solo, Ragazza Sola, de David Bowie. Cette chanson, écrite en 1969, est la version italienne, chantée par Bowie, du célébrissime Space Oddity, dans laquelle le parolier Ivan Mogul (alias Giulio Rapetti) a abandonné la métaphore spatiale de l'original pour une romance de l'amour malheureux : "Dis-moi garçon solitaire où tu vas, pourquoi tant de douleur, tu as perdu un grand amour, mais la ville est pleine d'autres amours."
La conjugaison de cette musique des années de jeunesse du cinéaste et d'une situation de claustration fait un peu penser au Buongiorno, notte (2003) de Marco Bellocchio, qui faisait donner durant la séquestration d'Aldo Moro tout le lyrisme de Shine on Your Crazy Diamonds, des Pink Floyd, morceau lui aussi hanté par l'absence, la jeunesse perdue, le trou noir d'une gloire éteinte."
Jacques Mandelbaum
Beau film sur l'adolescence et l'amitié fille garçon.