Mike Leigh est sans doute le plus authentique auteur du cinéma britannique contemporain. D’une clairvoyance inouïe sur le monde, fût-il entièrement détraqué et peuplé d’individus solitaires et cassés, Naked est le film le mieux pensé, écrit, joué, fabriqué que l’Angleterre nous ait envoyé depuis beau temps. Surtout, au-delà du traditionnel savoir-faire social du cinéma british, Naked relève d’un véritable projet artistique: entre auscultation hyperréaliste et prophétisme glacé, l’Apocalypse que nous annonce Mike Leigh est déjà bien engagée et ce n’est pas le moindre mérite de son film que de nous la rendre à ce point palpable, concrète et franche. Une rigueur folle de la mise en scène, une exigence terrible basculée sur le dos des acteurs qui s’en sortent tous remarquablement, un souci aigu du dialogue : tels sont les ingrédients principaux de la méthode Leigh. S’y ajoute cependant un ton, une façon de regarder la modernité en face qui séduit autant qu’elle effraie. Petit traité sur la hideur du monde, Naked ne ressemble pas à sort sujet. Film retenu sur un univers débraillé, œuvre théorique sur un désespoir pratique, construction raffinée sur la ruine, Naked ne peut progresser qu’au prix d’une distanciation appuyée, aux confins du ballet tragique et de la discipline picturale: le nucomme exercice, entre Pina Bausch et Francis Bacon. [...]
Ainsi est fait Naked: ses plus beaux moments sont aussi les plus drôles et, partant, les plus cruels, le film atteignant l’apogée de son bonheur dans la désespérément drôle séquence où Johnny se dépêtre comme il peut d’un jeune couple d’Ecossais affreux, décervelés et plus damnés que lui, en passe de perdre ce à quoi il attache, le plus d’importance, le langage. A crever de rire, en effet. Mais qui rit, exactement?
En plaçant au cœur de son film les grandes idées et les grands thèmes du cinéma moderne, en montrant, pour la première fois si justement, dans quel océan délabré surnagent les rapports entre les hommes et les femmes (sodo, violence, sado-masochisme: une fébrilité jusqu’au sang subie sans questions), en brouillant les clichés de l’ange rim- baldien et destroy indécidablement franc salaud ou homme trop franc, Mike Leigh a réalisé un film paradoxal et beau, ingrat de cœur et de visage comme son héros, et pourtant impressionnant et utile, parce qu’il fait remonter à la surface de notre aujourd’hui un spasme essentiel, une contracture amère mais vertueuse.
Olivier Seguret, 10/11/1993
Itinéraire d'un intellectuel qui s'est mis dans les pire difficultés et à la rue. Le film est d'abord ce personnage, Johnny, au verbe prolifique, prodigieux,...
Lire la suiteUn film superbe, qui ne va jamais où on l'attend !
Moderne, sinistre et jubilatoire