Lightning
over water, c'est la mort en direct de Nicholas Ray. Cette image est
tellement forte qu'elle absorbe le film, en disperse les
contours, en fragmente le montage. « Je n'ai jamais fait un
film qui va dans autant de directions » répète
Wenders. Perte de maîtrise du metteur en scène durant le
tournage, avouée, reconnue, montrée. D'où la
présence permanente de Wenders à l'écran. Mais
aussi sophistication extrême du montage final puisque le film
qui a un sujet, la mort, est à trois étages : le film
que Wenders et Ray voulaient faire ensemble, Lightning over water,
image d'une jonque en quête d'un salut, le film que Ray a
tourné voici quelques années et qu'il n'a pu faire
sortir, enfin le film qui se joue effectivement entre les deux amis.
Que voit-on ? Deux metteurs en scène, très liés,
qui travaillent jusqu'à l'extrême fin ensemble, parlent
ensemble, du cinéma, de leurs rapports surtout. Face à
la mort prochaine, Wenders ne se laisse aller à aucune
complaisance morbide, ni même à de faux fuyants. D'abord
parce que le personnage de Ray est extraordinairement fort, présent,
lucide et que Wenders s'en défend, refusant toute paternité.
Ray sait qu'on l'utilise, qu'on se sert de l'image de sa mort et il
la joue, la produit, la dirige. Wenders résiste, refuse de se
laisser broyer, d'être entraîné dans un
simulacre. Les rapports des deux cinéastes resteront sans
cesse tendus, en éveil, sans fausse et facile communion. Le
caractère chaotique du film, accéléré,
brisé, naît de cette volonté réciproque de
rigueur permanente, de refus d'une dérive vers l'apitoiement,
le pittoresque de la mort, l'obstruction de l'image par un
personnage charismatique, la nostalgie cinéphilique.
Lorsqu'à
la fin ultime Ray ne maîtrise plus son corps, lorsque son
ironie ne suffit plus à couvrir le tragique, l'excès de
pesanteur de l'image de sa mort, il crie « eut ». Le
film est scandé par le « Lasciate mi morire »
de Monteverdi, chanté par la propre fille de Ray.
Un film
sur un metteur en scène qui met en scène sa propre mort
: les scènes sont jouées plusieurs fois, répétées
entre Wenders et Ray, pour de bon, à l'essai, on ne sait
jamais, elles repassent sur l'écran vidéo, les
étudiants de Ray les commentent sans cesse. Peu de choses
hormis la mort, et là est l'angoisse : Ray qui ne peut tourner
les films qu'il désire, qu'est-ce encore ? Un cinéaste
sans films. Ses uniques images sont celles du passé : l'insert
d'un extrait de The Lusty men. Wenders ne peut plus alors qu'observer
la vie de Ray, les rapports avec ses proches. Surtout la tension
amoureuse extrêmement fine, vive, entre Ray, malgré son
corps décharné, torturé, et sa toute jeune
femme, qui chante et fait de la gymnastique durant les prises de vue.
Un très bel effet de rapprochement, de montage se produit
entre le visage de l'héroïne de The Lusty men et
l'expression de la compagne de Ray. On glisse en continuité
d'une réalité à l'autre, et toutes deux sont
étrangement semblables. Cette unité que Wenders donne à
sentir est probablement le plus bel et le plus juste hommage rendu à
Ray : à un cinéaste toujours en « travail »,
en quête, des années 50 à aujourd'hui, d'une
conception du monde, d'un certain rapport à la réalité
américaine dont le cinéma n'est qu'un élément.
Mais il ne reste à Ray que sa recherche, sans images. La
vision de la jonque revient régulièrement, à
bord de laquelle une bobine de film qui se déroule à
vide. Images contrastées, crues, aux contours nets, dont
l'effet de mise en situation est un des plus forts du cinéma
actuel. Leur accompliss-sement se double d'un inachèvement du
montage, dont les éléments reviennent, se
redoublent, repassent.
Un film sur l'absence de films, sur un manque
radical. Si Lightning over water est une collection heurtée de
fragments, d'éclairs perçants, de visions aiguës,
c'est le signe d'une exigence nécessaire : celle d'un
événement irréductible, tant par la figure de
Ray qui polarise l'image, que par cette mort qu'il n'est pas
possible fût-ce un instant, de mettre entre parenthèses.
Dans ce flux qu'il ne contrôle pas, ne peut contrôler,
Wenders, — c'est la base fondamentale de son accord avec
Ray —, cherche seulement à bien cerner la situation
cinématographique dans laquelle il se trouve, à en
saisir les limites, les possibilités restantes.
Voici le
premier chef-d'œuvre passif de l'histoire du cinéma,
l'art de mener la jonque-cinéma dans une situation
immaîtrisable, non canalisable. La plus grande violence du film
tient à ce que rien ne s'y laisse apprivoiser, ni les rapports
entre les êtres, ni le montage, qui demeurent en tension, et
dont le redoublement du film par la vidéo donne une sorte de
sensation matérielle. Comme dirait Camille à Betty dans
Tour, détour de Godard : merci, Wim Wenders !
Sylvie Trosa
le cinéma et la mort au travail. Nick Ray, comme figure mythique du fantôme des pellicules. Dérangeant mais magnifique pour ça.
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