" (...)
Flash-back. En 1987, Platoon d’Oliver Stone et Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, sortis à quelques mois d’intervalle, marchent remarquablement au box-office américain. En position de force grâce au succès international des Incorruptibles, Brian De Palma en profite pour faire lui aussi son film sur la guerre du Vietnam, une guerre qui l’a toujours obsédé, celle de sa génération (il échappa d’ailleurs de peu à l’incorporation). Un horrible fait divers, relaté dans un article du New Yorker en 1969 (le kidnapping, le viol en réunion et l’assassinat d’une jeune villageoise vietnamienne par une escouade américaine), va lui servir de base pour dire ce qu’il a sur le cœur concernant la politique étrangère de son pays. (1) Car pour lui, les choses sont claires : ce que cette escouade a fait à cette pauvre villageoise, c’est ce que, à plus grande échelle, les Etats-Unis ont fait au Vietnam. On le voit, proche à ses débuts de la gauche contestataire, De Palma n’a pas changé avec l’âge. Si la plupart de ses films montrent les horreurs que les hommes peuvent faire endurer aux innocents, alors Outrages est le point d’orgue le plus réaliste, et donc le plus terrible, de cette thématique. Car cette fois, le crime ne sera pas « magnifié » par les codes esthétiques du thriller hitchcockien.
Pour autant, malgré un tournage extrêmement éprouvant en Thaïlande, De Palma ne choisit pas la forme du cinéma-vérité. Il se sert au contraire de son incroyable sens de l’espace en Cinémascope, ainsi que de toute sa grammaire cinématographique élaborée au cours des années soixante-dix et quatre-vingt (longs travellings avant subjectifs, amples mouvements de grue, écran partagé, réalisé ici non pas au montage mais au tournage par un prisme dans l’objectif), mais il s’en sert avec une sobriété saisissante. Ici pas de ralenti extatique, et surtout pas pour le meurtre d’Oanh, la jeune Vietnamienne (Thuy Thu Le). La chute de son cadavre déchiqueté depuis le pont est ce qu’il y a de plus glaçant. Autant le dire, avec Outrages, De Palma réalise sa Liste de Schindler. Ou plutôt, il serait plus juste et plus chronologique de dire qu’avec La Liste de Schindler, Steven Spielberg a réalisé son Outrages ! Dans les deux cas, un cinéaste utilise son ample vision, sa maîtrise absolue de la caméra, pour couvrir tout un pan d’Histoire et pointer du doigt la vérité, à savoir le sadisme et la barbarie de certains hommes en temps de guerre. Ainsi, loin d’être « hors-sujet », comme l’ont affirmé quelques critiques à la sortie du film, les sinueux travellings subjectifs qui recherchent leur proie dans la nuit (celui qui va vers Oanh, au cœur du village endormi, ou celui qui file Eriksson dans la base américaine) sont conçus sciemment pour nous faire épouser la folie de certains soldats, sans qu’on puisse commodément la rejeter comme étrangère : la sinistre caméra nous met à la place des criminels en quête d’une victime sacrificielle, de la même manière que Fritz Lang, dans Furie, nous mettait à la place de la foule impitoyable et stupide, dans un terrible travelling avant subjectif, sans contrechamp, se dirigeant de manière menaçante vers la prison pour lyncher Spencer Tracy. Ce que signifient Lang et De Palma (ou Spielberg quand il nous place dans la jumelle d’Amon Göth tirant sur les Juifs), c’est que, plongés dans certaines circonstances de frustration, d’extrême tension et de violence vengeresse, nous pourrions laisser notre ça remonter des profondeurs, nous pourrions devenir ces fous. Par une dialectique inévitable qui fait toute la complexité et la richesse de ces films, la caméra subjective réfléchit aussi bien le regard du criminel que celui de la victime. Nul besoin de miroirs dans Outrages : souvent les personnages regardent directement dans la caméra. Et leur regard sanglant rencontre le nôtre. Gouffre et vertige : à l’instar d’Oanh ou Eriksson, nous sommes impuissants devant l’avancée inexorable de la barbarie, nous sommes emportés par le fond.
Outrages est donc l’exploration courageuse et poignante de notre régression possible vers le Primitif. De Palma pleure en même temps que nous le destin tragique d’Oanh. En symbiose avec la musique bouleversante d’Ennio Morricone et la photo crépusculaire de Stephen H. Burum, son film est une véritable élégie, un chant de deuil adressé à la fois à cette jeune femme qui a réellement existé et à notre civilisation. Les plans larges de l’escouade s’enfonçant dans la nature, avec la femme emportée comme un butin, au son d’une flûte de pan qui semble remonter du fond des âges, évoquent de manière terrible nos ancêtres préhistoriques. Et c’est dans ce contexte que le refus d’Eriksson de participer au viol et au meurtre acquiert toute sa force. Car s’il est certes impuissant à sauver Oanh, entravé à la fois par sa peur et par sa dette morale envers le sergent Meserve (Sean Penn) qui lui a sauvé la vie par le passé, Eriksson a au moins le mérite de ne pas se laisser aller à la barbarie et de ne plus bouger d’un iota par la suite : un crime est un crime, même en temps de guerre, et ses camarades devront être jugés. Eriksson est le Juste, « l’homme debout », comme Tom Hanks dans Le Pont des espions. Il reste droit, là où ses congénères s’avilissent, et il le restera jusqu’à la fin. Le contraste entre le jeu douloureux mais digne de Michael J. Fox, qui évoque ici celui de James Stewart, et celui, débridé, très « Actors Studio » de Sean Penn et de sa troupe (John C. Reilly, John Leguizamo, Don Harvey), est remarquable et l’on peut se demander si, au final, les plus grands films de Palma, ceux du moins qui vieilliront le moins, ne resteront pas ceux où il a su conjuguer un sujet puissant, une caméra sobre et de grands comédiens issus de la Méthode : Scarface, Outrages et L’Impasse."
Claude Monnier