" L'originalité du metteur en scène consiste ici à transformer le «drame dans les coulisses» en mise en abîme de sa vérité intime : les affres de la création. On s'interroge sur le bien-fondé d'un livret, sur l'intérêt d'une aria. On revient sur ses pas. Le processus est topsy-turvy , chamboulé.
Et pourtant, selon les paroles de la chanson «Le soleil et moi» interprétée par Yum-Yum au début du deuxième acte, splendides et unis, le soleil et la lune régneront ensemble. « I mean to rule the earth », dit l'héroïne. La belle cohérence de Topsy-Turvy réside dans un trio d'interstices : la peinture vivante et sentie des décors, que Leigh, tout en montrant leurs envers, ne laisse jamais hors de vue (les scènes avec la camériste sont merveilleuses) ; la poignance de son humour ; enfin, l'éloquence elliptique. Évocation de mondes mythiques ou révolus, Topsy-Turvy se love en bande de Moebius, tantôt en un sens, tantôt dans l'autre, sans que transparaissent des coupures.
Du bouleversement naît la constance ; feuille blanche et partition barrée dénotent un chaos générateur de sens. Charpente narrative du film, la division entre le projet Mikado et la soirée de première, suivie du magnifique épilogue, la conversation entre Gilbert et Lucy son épouse, s'avère indissociable d'un schéma plus profond. Ainsi un va-et-vient structure-t-il le noyau de l'intrigue, The Mikado verra-t-il le jour, et dans quelles circonstances ?
On passe de la parole au chant, de la fiction à l'histoire, du banal à l'exotique. La gloire de l'Empire ne saurait cacher les atrocités du règne matriarcal ; on sent la dichotomie entre artifice et rage au cœur. Les petites Japonaises sont délicieuses, la femme de l'auteur sacrifie son désir de maternité à la carrière du mari. Sullivan adore sa maîtresse Fanny. C'est elle qui assume les peines de l'avortement (« After all, this is 1885 », dit-elle).
Dans la dissidence, Sullivan et Gilbert se complètent. Chassé-croisé visuel et thématique : le soir de l'ouverture, Sullivan se tient à son pupitre devant l'orchestre, sûr du triomphe du Mikado , alors que Gilbert, tourmenté, rôde dans les ruelles infâmes, poursuivi par une vieille prostituée.
Dès le générique, avec vue d'ensemble sur le Savoy vide, la maîtrise du chef opérateur Dick Pope se confirme. La caméra zigzague sur Sullivan, célibataire noceur qui, avant de se rendre au travail, requiert cognac et piqûres. Les prises de boudoirs, salons, loges d'acteurs ; les chambres de Lucy, de la mère de Gilbert, Gorgone au cornet acoustique, les cages d'escalier sont autant d'enceintes sombres. Leigh a-t-il horreur du vide, ou de la verdoyante Nature ? Des séquences exquises de l'exposition japonaise fournit la transition entre l'«opérette» et son achèvement..."
Eithne O’Neill, Décembre 2000