UNDER THE SILVER LAKE
LOS ANGELES PARANO

Après avoir revisité le teen movie dans The Myth of American Sleepover, puis le film d’horreur façon John Carpenter avec It Follows, David Robert Mitchell s’attaque avec Under the Silver Lake à de nouveaux mythes du cinéma américain : un genre, le film noir, et une ville, Los Angeles. Sélectionné en Compétition officielle au festival de Cannes en 2018, le film transforme le berceau d’Hollywood en un immense terrain de jeu paranoïaque, où le polar flirte avec la comédie absurde. Femme disparue, filature, voyeurisme, fêtes extravagantes et passages secrets sont autant de motifs réinventés pour composer un espace labyrinthique et surréaliste, où chaque image semble en dissimuler une autre...  


Cinéphile biberonné à la pop culture, Mitchell tisse un vertigineux réseaux de références (Hawks, Altman, De Palma, Lynch, mais aussi Nirvana, Mario Bros et Zelda) pour tracer une voie qui n’appartient qu’à lui. La Cité des Anges devient ici l’incarnation hyperbolique d’une logique postmoderne, où la prolifération des images a fini par contaminer et dévorer le tissu du réel. Un détail formel en témoigne : chaque personnages féminin (ou presque) apparaîtra d’abord sous la forme d’une image, que ce soit à la télévision, sur un panneau publicitaire, dans une bande-dessinée, un film diffusé en plein air, ou même une photo dans les petites annonces. Tortueux et fascinant, Under the Silver Lake nous aspire en même temps que son protagoniste dans un monde de faux-semblants, dont l’éclat trompeur dissimule mal la part obscure, scabreuse et cruelle.

Au milieu de ce dédale, Sam (Andrew Garfield), un trentenaire désœuvré, féru de théories du complot, se lance dans une enquête sinueuse suite à la mystérieusedisparition de sa voisine. Fumeur invétéré, à la fois libidineux et un peu pathétique, il n’a ni l’élégance ni le charisme des enquêteurs mythiques qui ont arpenté Los Angeles avant lui (exemplairement, Humphrey Bogart dans Le Grand Sommeil). Il est par ailleurs assez mauvais détective : là où une investigation classique se fonde sur une poignée d’indicesque l’on relie rationnellement entre eux, Sam, lui, voit des signes partout, tout le temps. Ce trait paranoïaque devient le moteur d’une mise en scène jubilatoire, où travellings compenséset ruptures de rythme confèrent à chaque objet, animal ou interaction quelque chose d’énigmatique. Si la plupart de ces décrochages mèneront in fine à de fausses pistes, ils créent progressivement un flottement de l’attention chez le spectateur, comme si les signes accumulés trop rapidement débouchaient paradoxalement sur un délitement du sens. En embrassant en partie le point de vue de son protagoniste, Mitchell remixe ainsi les figures du film noir façon stoner movie. L’enquête, volontairement confuse et non linéaire, ressemble à un jeu de l’oie géant, où Sam passe de case en case sans logique apparente - que ce soit en étant invité par hasard à une fête, ou en suivant simplement un coyote. Chaque séquence contient son lot de bizarreries, dont la profusion finit par créer un sentiment d’irréalité : comme le protagoniste, nous nous perdons dans un mirage indistinct où la réalité se reflète de façon hallucinatoire.  

Jeu de fausses pistes 

Cette perdition s’accompagne d’une part de frustration, notamment lors des quelques séquences de révélation qui s’avèrent insatisfaisantes. Sam croyait poursuivre une vérité supérieure ou un grand complot gouvernant le monde, mais se retrouve confronté à une secte New Age ringarde, réduisant ses espoirs de transcendance à une farce dérisoire. Après avoir joyeusement barbotté dans les références à la pop culture, le film semble donc déboucher sur une conclusion désenchantée, où les images ne renvoient finalement qu’à elles-mêmes : rien ne se cache sous la surface argentée du lac, sinon les abysses. Le véritable enjeu d’Under the Silver Lake se trouve peut-être ailleurs, à condition d’y voir moins une enquête qu’une quête initiatique. Derrière les apparences, les personnages semblent englués dans une forme de mélancolie sourde, comme en témoigne une étrange séquence au milieu du film. Un ami de Sam lui propose d’observer une mannequin se déshabiller à sa fenêtre à l’aide d’un drone télécommandé. Les deux hommes se trouvent dans un jardin, face à la skyline nocturne de Los Angeles, si bien que la vidéo affichée sur l’ordinateur se découpe elle-même dans une autre image, celle d’un décor de carte postale. À cet emboitement visuel répond aussi un emboitement citationnel, puisque la situation actualise avec les technologies modernes les scènes de voyeurisme emblématiques de Body Double de De Palma, lui-même variation à L.A. du Fenêtre sur cour d’Hitchcock. La fin de la scène est particulièrement troublante : après s’être dévêtue, la jeune femme éclate en sanglots, sans raison apparente, tandis que les deux spectateurs demeurent silencieux et désemparés. Prise dans ces images imbriquées comme des poupées russes, la pulsion scopique ne débouche plus sur aucune jouissance mais renvoie brutalement deux solitudes dos à dos. Seul face à un monde qui ne s’offre à lui que comme image, le voyeur devient la figure emblématique de cette déprime postmoderne. 

Pour Sam, le point de départ de sa quête constituait pourtant une tentative de sortir de cette torpeur : la rencontre avec sa voisine, qu’il épiait d’abord à la jumelle, ouvrait la possibilité d’un lien réel avec autrui. Mais en se lançant par la suite à sa recherche, il ne fait finalement que courir après une image (ce petit Polaroïd qu’il garde sur lui) en se laissant guider par une série de figures féminines déréalisées. Alors qu’il cherche à se reconnecter au monde, Sam reste prisonnier de ses propres fantasmes en s’enfonçant dans une fuite en avant (littéralement) masturbatoire. Le personnage complotiste incarné par Patrick Fischler (le rêveur de la fameuse scène du diner dans Mulholland Drive) lui tend alors le miroir monstrueux de ce qu’il risque de devenir : un être reclus maladivement dans ses obsessions. Loin des révélations faussement spectaculaires de l’enquête, la séquence finale, plus sobre dans ses effets, livre la véritable conclusion du récit d’apprentissage. La situation de voyeurisme du début se rejoue, mais à l’envers : installé chez une autre voisine, Sam observe avec détachement l’appartement qu’il vient de quitter définitivement. Un perroquet, déjà présent dans les premières scènes, continue de répéter inlassablement le même mot indistinct que personne n’arrivait alors à déchiffrer. Après s’être heurté aux mirages de L.A., Sam semble avoir tiré une leçon de cet itinéraire chaotique : nul besoin de percer le mystère de ces paroles - il faut accepter l’opacité du réel pour pouvoir enfin y prendre part. 

© Images tous droits réservés : Under The Silver Lake : Le Pacte.

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