" Dans Ames perdues, l’archétype de l’individualiste bourgeois - qui n’est plus un artiste mais demeure tout de même, à son corps défendant, un pitre (cf. le caractère exhibitionniste de ses apparitions devant le judas) a, littéralement, perdu son âme, et ne peut le supporter. Faut-il à cet égard percevoir en Risi un nostalgique, jusqu’alors déguisé sous l'excès de la satire, de la conception spiritualiste du monde accréditée jusqu’à nos jours par l’individualisme bourgeois, et illustrée, de manière étincelante, par un « art classique » dont Venise — autant que Vermeer et Hollywood, milieu d’origine du thriller fantastique - constitue l’incarnation splendide, vouée, comme le reste, au pourrissement et à la destruction ? Ce serait là compter sans l'œil impitoyable du cinéaste qui, ici plus encore qu’ailleurs — et de façon plus intense dans son dévoilement tragique —, se plaît à démasquer l’envers (et l’enfer) de l’idéalisme bourgeois, dont il ne regrette — à juste raison — que la transparence englobante de la perspective autorisée, depuis le Quattrocento, par cette vision.
A l’inverse de l’évolution « matériologiste » de l'art occidental contemporain, la figuration cinématographique du réel, dont le fondement organique réside dans l'incarnation sensuelle et sensible des figures animées, se trouve, matériellement du côté de Vermeer et du professeur Sattin. Par conséquent, la vivacité pulpeuse de Lucia — dont le nom ne semble pas avoir été choisi par hasard — objet du désir progressif de Tino, apporte, dans l’économie du film, une contrepartie flagrante à l’anémie croissante d’Elisa, objet du désir régressif de Fabio Stolz.
Pour ce dernier, il ne saurait exister de beauté désirable hors d’un culte voué au passé, à l’innocence déflorée par la « crise d’identité » contemporaine. Et pourtant, sous l’œil exercé du vieux professeur et celui, ébloui, de son élève, la beauté classique continue, dans le présent, à s’incarner figurativement à travers les formes appétissantes de Lucia, habitées d’un tempérament radieux. Qui dit réalisme - fût-il « critique » - dit d’abord vraisemblance (du « fond ») et séduction (de la « forme »). C’est une leçon que, depuis ses premières comédies, Risi met en pratique avec une ardeur toujours renouvelée à percer le secret du réel qui, pour un cinéaste lucide, ne saurait résider que dans la vue elle-même, et la réflexion — optique autant que cérébrale - qu’elle suppose dans la perception immédiate du spectateur.
Les Monstres, Une Poule, un train... et quelques monstres, Parfum de femme, autant de titres qui incluent, dans la substance de leur propos, un principe d’exhibition confronté à un principe de voyeurisme. Ainsi que le spectateur français a pu le vérifier, l’année dernière, à la faveur de la distribution tardive d'Une vie difficile, le héros risien est, à travers ses visages successifs au cours de diverses périodes, un individu en quête de son image véritable, par-delà les réflexions déformantes que lui renvoie, de lui-même, la collectivité sociale.
(…) On peut apprécier, au même titre que les précédents, Ames perdues comme « film psychologique », qui développe sur le registre tragique ce que les premiers ne faisaient que suggérer sur le chapitre de la dissociation schizoïde de l’identité occidentale. Mais comment ne pas y percevoir en outre une métaphore — psychique, certes, mais aussi sociale, économique et même politique, de l'usure du capitalisme, par laquelle Risi rejoint les autres représentants actuels du réalisme critique italien, un Comencini, un Lattuada, un Bolognini, voire un Ferreri. Il est significatif à cet égard de constater que, par ces deux derniers réalisateurs, Catherine Deneuve fut employée, comme aujourd’hui par Risi, avec une conscience de son masque qui n’apparaît guère chez des réalisateurs moins avertis de la portée métaphorique du jeu de l’acteur comme de son physique.
Ainsi le jeu instauré, avec une précision entomologiste, entre Deneuve et Gassman, loin de se borner à garantir, selon le néologisme en vogue, la « crédibilité » du spectacle, définit-il, en profondeur, la substance signifiante du récit. Au niveau mythologique de la figuration proposée, le dédoublement tragique du héros, dévoilement critique de la substance fantasmatique du mythe de Jekyll et Hyde, peut apparaître comme celui de l’acteur Gassman proscrivant son masque de pitre au nom d’une respectabilité de façade que lui impose la crise actuelle du phallus capitaliste, tandis que Deneuve, « star » évaporée des années soixante, serait réduite par l’autorité de son seigneur et maître à détruire son image de femme fatale au profit des prostrations et des effarouchements de l’enfance réprimée.
Si Ames perdues est un film qui, au sens lé plus immédiat du terme, donne le frisson, ce n’est pas seulement parce qu’il applique à la perfection les règles du thriller mélodramatique classique, c’est aussi parce qu’il jette, sur la décomposition anatomique d‘un monde, un regard glacé."
Bruno Duval, mai 1977, n°317