" Cadré de profil puis de face, un jeune homme, immobile sur un quai dominant la mer, fixe un point avec détermination avant de quitter le champ et de laisser le spectateur dans la contemplation du mouvement des vagues et de la masse opaque d’un cargo sur lequel s’inscrit le générique. Ce plan saisissant sur lequel s’ouvre Gebo et l'Ombre condense le conflit central du film en présentant la tension entre un appel vers un infini et une perspective n’offrant nulle échappée.
Le personnage montré dans le premier plan, João (joué par Ricardo Trepa), disparaît pendant le premier tiers du film mais il occupe l’esprit de ses proches (...) Pendant cette première partie, le mystère s’épaissit autour de ce fils et époux, disparu depuis huit ans, et plusieurs hypothèses peuvent s’ébaucher à partir des allusions fournies par les discussions : est-il en prison ou à l’étranger ? mène-t-il une existence de vagabond ou une vie de bohème ? Le retour soudain du fils et ses conséquences (le vol de la sacoche pleine d’argent que le père rapporte chaque soir chez lui) orientent vers une explication mais, au-delà de la caractérisation du fils, le film vaut comme allégorie, à la fois sociale et humaine.
Comme souvent chez Oliveira, la mise en scène repose sur l’idée que le cinéma gagne en efficacité s’il est ramené à l’espace d’une scène. Gebo et l'Ombre se déroule en effet presque exclusivement dans une pièce, et même autour d’une seule table, rendant palpable l’emprise de cette attente douloureuse et la fatalité qui pèse sur les protagonistes. Le décor, qui ne ménage presque aucune ouverture vers l’extérieur, et la lumière, qui affiche son artificialité de studio, enferment les personnages dans l’obscurité, en suggérant une analogie avec le ténébrisme de la peinture baroque espagnole.
Le film semble se dérouler exclusivement la nuit, ce qui rend plus sensible encore la prédilection des personnages pour le café. Ils en boivent ou parlent d’en boire et d’en préparer comme s’ils devaient résister au sommeil, ou comme s’ils étaient déjà tous (sauf le fils) dans un état intermédiaire entre la vie et la mort et qu’ils devaient se maintenir éveillés par tous les moyens. Le registre fantastique de L’Étrange Affaire Angélica n’est donc pas abandonné dans Gebo et l'Ombre mais se trouve plus intériorisé. La simplicité de la mise en scène et le nombre restreint d’interprètes donnent ainsi une importance particulière à toutes les apparitions, qu’elles soient humoristiques (celle de Jeanne Moreau en voisine médisante), ou plus inquiétantes (dès que le fils tant attendu frappe à la porte du foyer).
Si la pièce de Raul Brandão, adaptée par Oliveira, date de 1923, l’insistance sur la pauvreté possède une résonance tout à fait actuelle. Comme dans Singularités d’une jeune fille blonde et L’Étrange Affaire Angélica, la présence de la crise économique est explicite. Alors que la situation de précarité est omniprésente dans les dialogues, le décor unique permet de suggérer un hors-champ dévasté et menaçant. On peut aussi rapprocher Gebo et l'Ombre de La Cassette (1994), qui abordait la question de la pauvreté et comportait un vol d’argent dramatique (celui de la précieuse cassette avec laquelle le personnage aveugle demandait l’aumône). De la charité (l’aveugle de La Cassette), on est passé à la soumission (la vie de misère de Gebo) et au mensonge, selon une évolution dont on perçoit les résonances amères qu’elle peut avoir par rapport à la situation d’un pays comme le Portugal après des années d’austérité (...)
A cet ancrage dans l’actualité s’ajoute une réflexion sur l’imaginaire historique portugais, une des préoccupations essentielles du cinéaste, au moins depuis Non ou la vaine gloire de commander (1990). La pièce de Brandão intégrait déjà une réflexion critique sur le sébastianisme, cette idéologie messianique propre à l’histoire de son pays, conséquence de la mort du roi Dom Sébastien lors de la défaite d’Alcacer-Quivir, qui mit fin en 1578 à l’expansion portugaise.
Dans l’imaginaire national, le roi défunt, dont la dépouille n’a jamais été retrouvée, devait revenir pour restaurer la puissance déchue du Portugal en instaurant le Cinquième Empire, soit un empire catholique universel. On peut en effet considérer João, le fils, comme un avatar de Dom Sébastien-c’est d’ailleurs le même acteur, Ricardo Trepa, qui incarnait ce rôle dans Le Cinquième Empire, hier comme aujourd'hui. Mais au lieu d’apporter la paix et la concorde dans son foyer, qui vaudrait comme métonymie de la nation, ce nouveau Dom Sébastien engendre un véritable désastre : dérobant l’argent dont son père a la charge, il conduit celui-ci à s’accuser ensuite du vol. Passé et présent se relaient donc pour mettre en évidence une situation d’impasse : rien ne permet de briser le cercle de la pauvreté..."
Mathias Lavin et Antonio Preto