" Une pièce âpre et cynique écrite dans une langue d’une modernité confondante, où l’intérêt personnel règne en maître, quelque part entre Sade et Laclos, sans aucune concession au sentiment, sinon chez le personnage de la comtesse, créature aimante qui ne semble être temporairement au centre de l’action que pour mieux mettre en valeur le machiavélisme de ceux qui l’entourent.
Ce ne saurait être hasard si des metteurs en scène aussi différents que Jean Vilar, en 1964, Patrice Chéreau, en 1984, et Jacques Lassalle, en 1991, s’intéressèrent à la Fausse Suivante. Il y a là une pérennité du propos qui, au-delà de ce qui put déranger l’époque et qui, heureusement, s’est estompé aujourd’hui (une femme déguisée en homme, le Chevalier, faisant arme des atouts des deux sexes pour mener à bien son entreprise de démystification des reins et des cours), continue à faire mouche à tout coup.
Pour sa distribution, Benoit Jacquot s’est assuré le concours de comédiens plus connus au cinéma qu’au théâtre. Isabelle Huppert, fragile mais sans excès, incarne avec justesse une comtesse chez qui les élans de la passion ne parviennent jamais à étouffer le discours de la raison. Sandrine Kimberlain convainc dans le rôle du chevalier, dont elle avait joué une scène pour l’entrée au Conservatoire, frustration de la scène unique qu’elle expurge enfin, devenant tour à tour féline, cauteleuse, pateline, rouée, acerbe, vengeresse (...)
La réalisation joue également du théâtre et du cinéma. Au premier, elle emprunte l’espace clos, tout en faisant éclater le dispositif scénique, la représentation partant des loges d’artistes pour se répartir, dès le générique passé, entre planches et salle, lieu naturel du spectacle et place virtuelle d’un spectateur absent, tantôt au parterre, tantôt au promenoir, à jardin. Au second, on doit l’utilisation dans la réalisation du champ-contrechamp de la caméra, soit le refus de la frontalité, règle cardinale du théâtre qui implique l’unicité de point de vue.
Benoit Jacquot accentue de surcroît cette opposition sur le mode chromatique, en renvoyant dans un amalgame osé d’homogénéité et d’hétérogénéité le bleu nuit du décor au rouge terni des fauteuils, contraste réitéré par la teinte des divers costumes. Tourné dans l’urgence, fruit d’un désir manifeste, cette Fausse Suivante restera comme un modèle de transposition à l’écran d’un texte écrit pour la scène."
Jean Roy