" Pourquoi aime-t-on tant La Vie de Jésus, film peu aimable ? Peut-être justement parce qu’il est difficile à aimer, parce qu’il tente de nouer avec le spectateur un rapport exigeant. Par où commencer pour aborder le mieux et le plus justement ce premier film de Bruno Dumont qui a récemment marqué (et parfois divisé) les festivaliers cannois ? Peut-être par les chansons de Brel ?
Tourné et situé à Bailleul, bourg perdu du Nord-Pas-de-Calais, La Vie de Jésus évoque l’univers du grand Jacques, des images de plat pays où le ciel est bas et gris, où la terre est rude et filmante... En changeant un peu les paroles, on pourrait presque évoquer les personnages du film sur l'air de Ces gens-là.
Du côté des références cinématographiques, certains films et cinéastes remontent à l’esprit par bouffées mentales : Pialat pour la puissance physique des plans ; Brisseau pour la façon de traquer la grâce dans les territoires les moins évidents, les plus risqués ; Bresson pour la rigueur dépouillée des cadrages et du découpage et parce que le Freddy de Dumont est un personnage bressonien, juste un peu plus fruste et incamé... Mais Dumont récuse les références : " Il n'y a pas consciemment de la manière de ", “Les influences, c’est ce qu'il y a de pire au cinéma"... C’est sans doute pour ça, parce qu’il n'y a jamais pensé pendant le tournage, que certaines parentés de cinéma apparaissent à la vision de son film et qu’on se permet de les citer en guise de vague boussole sans risque de faire passer Dumont pour un simple élève - La Vie de Jésus tient debout tout seul et très fermement (...)
Les choses ne sont pas simples : on peut avoir une maman qui compatit au sort des petits Africains, on peut pleurer à la vue d’un copain qui agonise du sida et puis, quelques plans plus loin, quelques jours plus tard, être saisi par la haine. L’enjeu de La Vie de Jésus est là, pas loin de La Promesse des Dardenne : filmer l'ennemi en lui donnant une chance, regarder le salaud comme un être humain frit d’un écheveau compliqué d’ambiguïtés plutôt que comme un monstre taillé en bloc.
Evoquer - en cinéaste avec des plans, pas en sociologue avec des chiffres - la somme de données complexes (personnelles, familiales, sociales, etc) qui peuvent aboutir à un acte violent. S’approcher de la banalité du malpour la connaître, éventuellement la comprendre, jamais pour l'excuser. Car tout le talent de Dumont est de savoir poser un regard attentif sur des paumés antipathiques, sans les caricaturer, mais sans jamais héroïser leur médiocrité ni les exonérer de l’ignominie de leur acte - ainsi, c’est parce que Kader aura eu droit à une belle existence dans le film qu’on sait que le cinéaste est fondamentalement de son côté, pas de celui des tabasseurs. Dumont est un antiraciste qui, plutôt que de proférer facilement son indignation (Boisset l’a déjà fait, Hanin aussi, ça a donné deux mauvais films), a le courage de regarder le racisme ordinaire dans le blanc des yeux et sans ciller. "Quand un jeune Maghrébin a été balancé dans la Seine, je me suis demandé ce qui peut amener quelqu’un à commettre un acte pareil Je voulais tenter de montrer comment tout un mécanisme peut se mettre en place. Notre société fabrique cela. "
Sa démarche fera grincer quelques dents, comme chaque fois qu’on met vraiment le spectateur face à lui-même plutôt que de le conforter dans ses certitudes. Ce cheminement intellectuel rappelle celui de Raul Hillberg, l’historien qui ne voulait consulter que les archives nazies (et surtout pas les souvenirs juifs) pour comprendre l’Holocauste, ou encore celui d’un Christopher Browning, lui aussi historien et qui révélait une autre forme de banalité du mal : celle de criminels nazis qui n’étaient pas des idéologues hidériens enragés mais des fonctionnaires, des médecins et des pères de famille apolitiques...
Les ambitions de Dumont ne visaient pas un cadre aussi lourd et large, mais sa réflexion suit les mêmes processus : aller voir chez l’ennemi, comprendre que certaines pulsions, parce quelles sont humaines, nous interrogent tous. "Je ne crois pas aux vertus des films moraux et pensants. On ne regarde pas impunément un film. Si le film est immoral amoral inhumain, c’est que l’Homme, c’est le spectateur. C’est celui qui est dans la salle qui doit devenir humain, pas le film. "
Vient alors le moment discutable du film, celui de la rédemption, conclusion peut-être trop naïvement chrétienne que l’on ne partagera pas forcément. Néanmoins, le spectateur reste quand même libre face à son propre questionnement. Mais la qualité suprême de La Vie de Jésus, c’est que sa charge sociale et métaphysique n’écrase jamais le cinéma. Dumont n’oublie pas de filmer le Nord avec une grande précision et un certain talent poétique, inscrivant sur l’écran les alignements de briques rouges et les rues désert, la campagne humide et les dunes lunaires, les concours de pinsons et les fanfares du dimanche qui se déploient comme de drôles de chenilles pachydermiques - tout un folklore regardé sans folklore.
Et puis, il y a les acteurs, leurs corps (La Vie de Jésus est un grand film sur les corps, les démarches, les différentes attitudes...), leurs trognes, leur inimitable accent chti — peut-être qu’on aime aussi La Vie de Jésus pour sa façon de foaire entendre un français traînant peu usité au cinéma. On n’oubliera pas de sitôt la gueule de Sébastien Bailleul, l’élégance de Kader Chaatouf, la sensualité non apprêtée de Marjorie Cottreel. Et puis David Douche, mi-brute mi-angelot, mi-enfant mi-voyou, boule de nerfs et de timidité, costaud impressionnant et malhabile... Son opacité fondamentale, son ambiguïté inscrite jusque dans son aspect physique sont aussi celles d’un film donc les silences et la fureur, les cris et les chuchotements résonnent longtemps après dans la tête du spectateur. "
Serge Kaganski, 04/06/1997